Dans la peau

Auteur : Gunnar Kaiser
Editeur : Fayard
En deux mots...

Josef Eisenstein et Jonathan Rosen – deux héros hors du commun et peu conventionnels dans le New York des années soixante à la recherche de la fille « définitive » ainsi que d’un livre merveilleux et sans pareil.

Traduction : Yasmin Hoffmann
24,00 €
Parution : Janvier 2020
512 pages
ISBN : 978-2-2137-1167-6
Fiche consultée 41 fois

Présentation de l'éditeur

New York, été 1969 : Jonathan Rosen fait la connaissance de Josef Eisenstein. Grâce à ce dandy bibliophile et énigmatique, le jeune étudiant découvre le monde de l’art et de l’esprit, mais aussi celui de la séduction. Dans l’atelier d'Eisenstein, il fait sa première expérience sexuelle et sensuelle avec une jeune femme qu’ils ont abordée dans un restaurant. Quand les deux hommes ne parlent pas de la beauté des femmes, Eisenstein lui fait découvrir son autre passion : les livres. « Il les touchait comme si ceux-ci pouvaient le sentir … »
Sous le soleil brûlant, les deux hommes parcourent les rues de New York à la recherche de nouvelles « proies ». Tandis que Jonathan fait l’amour avec les jeunes femmes, Eisenstein, qui n'effleure jamais personne, les regarde. Mais plus le temps passe, plus l'étudiant soupçonne que son mentor cache un secret…

Extrait

Quand j’étais jeune, je cherchais des filles. Ma quête a commencé tôt le matin de mes vingt ans et ne s’est arrêtée que sous les étoiles de la dernière nuit d’été de ma vie. À cette époque et d’où je viens, les gars comme moi, on les appelait des lunaires ambulants. Et c’est vrai, j’étais une sorte de somnambule un peu singulier.
Au printemps j’avais quitté la maison familiale, déménagé pour Manhattan et entamé des études. Le peu dont j’avais besoin, je le gagnais en livrant de la viande aux boucheries kasher de Williamsburg et de Staten Island. C’est du moins ce que je racontais à mes parents quand ils voulaient savoir à quoi je passais mon temps, et ce n’était pas un mensonge.
Sans être la vérité non plus. La vérité, la voici : je déambulais dans la ville armé d’un appareil photo que j’avais hérité de mon frère. De jour, j’arpentais les rues de Brooklyn, de nuit, je traînais dans les clubs et les bars au sud de Houston Street ; je photographiais, ici les travestis devant l’entrée des caves de Greenwich Lane, là les fêtards une clope à la main, ailleurs le linge qui flottait entre les toits. J’arpentais la ville, les yeux grands ouverts. À la recherche de filles.
Mon boulot m’obligeait à me lever tôt, à l’aube je livrais des magasins pendant deux heures, puis je retournais chez le grossiste avant neuf heures, la camionnette vide et quelques billets en poche. Après, mon Rolleiflex et moi, nous avions la journée pour nous. Je flânais dans les rues et gaspillais ma vie comme si je n’allais jamais mourir. Et sans remords, tard après minuit, je regagnais discrètement ma tanière d’East Harlem, m’écroulais sur mon lit et rêvais de tenir dans mes bras une de ces filles croisées dans la journée. Nous étions en 1969, and the moon was in the seventh house, la lune occupait la septième maison. J’avais vingt ans et manquais nettement de sommeil.
Elle était la fille définitive, comme on dit. En fait, personne ne le dit comme ça, on ne le disait pas plus à l’époque, mais pour moi, c’était elle ce jour-là et ce jour-là, c’est tout ce que j’avais. C’était elle définitivement, une fois pour toutes et absolument. Elle a croisé ma route un matin de printemps sur Flatbush Avenue derrière Prospect Park. Elle avait surgi de l’obscurité d’une bouche du Subway et marchait à présent devant moi. Avec ses boucles blond vénitien, son blouson en cuir et sa jupe bleu pervenche, ma déesse semblait sortir d’une revue de mode. Je lui donnais trois ans de plus que moi, mais j’avais décidé que ce n’était pas gênant. Ce n’était d’ailleurs plus une jeune fille, mais une femme adulte, du moins plus adulte que moi. Peut-être qu’elle terminait des études en histoire de l’art, qu’elle transportait un beau livre sur le Caravage dans son sac à dos et qu’elle avait un petit boulot dans un café. Qu’importe, c’était elle, définitivement, je le savais, et je l’ai suivie. Cette journée ne devait pas se terminer avant que j’aie obtenu d’elle ou un cliché ou un baiser. Ou les deux.
Son chemin nous a fait traverser une matinée de juin ombragée et la moitié de Brooklyn, passer devant les fidèles de Krishna et les sans-abri d’Atlantic Terminal ; puis elle s’est arrêtée devant un restaurant comme si elle attendait quelqu’un, a arrangé sa coiffure dans le reflet de la vitrine et elle est entrée. Je connaissais la boutique. C’est là que j’allégeais mon enveloppe de paye le vendredi, à l’heure où c’était plein à craquer parce que les dockers avaient eu la même idée que moi et que les tacos garnis étaient à cinquante cents. Mais à cette heure si matinale, il n’y avait pas grand monde. À l’intérieur régnait une torpeur complaisante gorgée de grains de poussière en suspension : tables baignées d’une lumière dorée, odeur de bière et de fumée de la veille. Un vieil homme, assis dans un coin, buvait un thé en lisant le journal, un couple de Noirs, au centre, parlait si fort que leurs voix couvraient la musique et les entrechocs des boules de billard. Et au comptoir il y avait Pedro, un jeune Latino à la moustache fine qui regardait d’un air un peu blasé ma fille définitive. Elle s’était installée à une petite table près de la fenêtre, avait sorti un livre de son sac et, dans la lumière du matin qui illuminait ses cheveux cuivrés et son teint d’ivoire, elle s’était mise à lire. L’espace d’un instant, je me suis senti perdu au milieu de la salle, pas à ma place, parce que en fait je n’avais rien à faire là, rien d’avouable en tout cas, je voulais seulement engager la conversation avec une fille inconnue, je voulais un baiser et une nuit avec elle. Mais le jour de mon anniversaire, j’avais fait un serment : à partir d’aujourd’hui, ne plus être lâche, à partir d’aujourd’hui, ne plus tenir compte de rien ni de personne. Vivre libre, sans contrainte, voilà ce que je voulais, et mordre, insatiable, la vie à pleines dents.
C’est ce serment qui me revenait à l’esprit, et comme personne ne remarquait ma présence, j’ai pris mon courage à deux mains, suis sorti de mon inertie, ai posé l’appareil photo sur la table à côté de ma fille définitive et me suis installé. De là, je pouvais l’observer et, le moment venu, lui adresser la parole. Aborder une fille, c’est comme prendre une photo, tout dépend de l’instant propice. En attendant, j’essayais de déchiffrer le titre de son livre, peut-être l’avais-je lu, ou pouvais-je au moins faire semblant. Mais au même moment Pedro s’est posté devant elle, a pris sa commande puis il est retourné derrière son comptoir en traînant des pieds sans daigner me regarder. J’admirais le détachement dont il faisait preuve en présence d’une telle déesse. Et tandis que son instinct viril capitulait devant sa fatigue du matin, moi, plus je réfléchissais à la stratégie d’abordage, plus je m’inquiétais de l’imminence de l’instant propice.
L’excitation me paralysait. Pas moyen de détacher mes yeux d’elle, de cet être envoûtant, aux yeux trop brillants, aux cils trop longs – comment ne pas la fixer, cette femme au regard abîmé dans une profonde rêverie – une actrice sortie d’un film d’Antonioni ! Lorsque cinq minutes plus tard Pedro a posé un café devant elle, je n’avais toujours pas osé lui adresser ne serait-ce qu’un mot. Maintenant, il était là, devant moi, et j’ai commandé en bégayant la première chose qui m’est passée par la tête. À dix heures du matin, soucieux de paraître cool et relax, la voix enrouée, j’ai commandé une bière. Entre-temps, je n’avais pu ni deviner le titre de son ouvrage ni dénicher d’autres points de repère qui m’auraient permis d’engager, mine de rien, une conversation informelle comme le font tant d’hommes et de femmes sur cette terre. Une conversation qui ne vous vaut ni lapidation ni opprobre en public. Pourquoi es-tu donc si lâche, Jonathan, en dépit de tous les serments et bonnes résolutions pris le jour de ton anniversaire ?
Et tandis que je m’interrogeais ainsi, un homme s’était présenté à sa table. Il avait dû lui demander quelque chose, car elle a levé la tête, lui a adressé un sourire puis a fermé le livre. J’ai supposé qu’il était assis auparavant quelque part dans un coin sombre hors de mon champ de vision. À présent, il s’approchait très près de la fille et échangeait deux, trois mots avec elle, mais à voix si basse que je ne comprenais rien. J’avais d’abord pensé qu’ils se connaissaient, mais bien vite il m’a fallu convenir qu’il n’en était rien. Elle ne le connaissait pas plus qu’elle ne me connaissait. Je suis resté sidéré par la rapidité avec laquelle cet homme, un Juif de grande taille, la quarantaine avancée, en chemise blanche au col empesé, réussissait à établir comme un climat de confiance, car voilà qu’elle souriait de nouveau, répondait quelque chose et acceptait d’un battement de paupières qu’il s’installe en face d’elle.

Informations sur le livre