Endorphine

Auteur : Christophe Gavat
Editeur : Fayard

Requiem pour un flic ou fugue en avant – le roman noir d'une renaissance ...
En ce mois d’avril radieux, le commandant Henri Saint-Donat est non seulement aux prises avec les démons de son passé, mais aussi avec des monstres bien réels.
Entre Marseille et Toulouse, son groupe de la Crim’ est confronté à un vaste réseau de proxénétisme qui sème les cadavres. Saint-Donat cependant est envoyé par sa supérieure à des milliers de kilomètres de là, au Québec, pour assister à un colloque de l’IPA, l’International Police Association, mais surtout pour faire la paix avec lui-même.
Par moins douze degrés, Saint-Donat en vient à se demander si après tant d’années de lutte contre le crime, ce rocher de Sisyphe ne serait pas trop lourd à porter. Mais il est rattrapé du jour au lendemain par son instinct de flic quand son plus proche collaborateur est enlevé et n’a plus que quelques heures à vivre.

18,00 €
Parution : Septembre 2022
306 pages
ISBN : 978-2-2137-2082-1
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Extrait

SAMEDI 17 AVRIL 2021

Rien d’autre que le silence. Le monde qui défile et cette immensité de solitude. Pourtant, ils sont là. Il les reconnaît tous. Il les a tant aimés. Il se souvient du grain de leur peau. De la couleur de leur rire et de la douceur de leur voix.
Il n’avance plus. Bloqué. Enfoncé jusqu’au genou. Il voudrait continuer, mais il n’y arrive pas. S’il décidait enfin de lâcher prise ? Solution viable pour les rejoindre plus vite.
Son corps lui hurle de s’arrêter, refuse de sécréter l’endorphine nécessaire pour lutter contre la douleur. Son esprit le supplie de ne pas persévérer. Comme à ce marathon, où il a abandonné au trente-septième kilomètre. Au trente-septième, putain… Si près du but, si loin de la victoire.
Il s’est laissé piéger. Ils ont gagné. Il a perdu. Sa course, son honneur. Sa vie. La leur. Il n’arrivera pas à les sauver. Ils comptaient tellement sur lui. Il n’est plus capable de rien.
Il aimerait avoir la fulgurance d’une citation définitive, pleine d’humour désabusé sur la mort. S’essayer à un trait, une saillie. Il se souvient de cet apophtegme cruel : Toujours sourire, même le cœur douloureux. Il se marre de souffrance. Il n’y a pas que le cœur de douloureux. Il y a l’âme aussi, et les jambes. Et les mollets. Et les pieds. Sans parler des poumons. Comme dans cette vieille chanson des années 1930 : « J’ai la rate qui se dilate, et le foie qu’est pas droit, les guiboles qui flageolent, l’épigastre qui s’encastre… » C’est quoi exactement l’épigastre ? C’est quand même con de mourir en se faisant encastrer l’épigastre sans savoir ce que c’est.
Il délire. Il perd toute notion de temps et de lieu. Il ouvre les yeux. Pourquoi tout est triste ici ? Pourquoi tout est blanc ?
Il ouvre la bouche. Veut crier. Ses poumons s’enflamment, trop d’air arrive en même temps. L’inanité de son combat le ferait sourire s’il n’avait pas les lèvres gercées.
Mais s’il a encore de l’air, c’est qu’il est vivant. Allongé dans un lit qu’il ne connaît pas, dans une pièce blanche de tristesse et de silence mais le cœur battant.
Il arrive enfin à hurler. Se battre, c’est sa vraie nature. Il ne comprend toujours pas où il est, mais sait qu’il doit sortir de là. Quitter ce lit, fuir de cette pièce. Il pose un pied sur le sol. Puis deux. Maintenant se lever. Poser ses mains sur le bord du matelas, s’en servir comme appuis. Et pousser. Arriver à mettre ses fesses en position verticale. Le reste devrait suivre. Le poids de son postérieur a toujours été raisonnable. Mais il s’affale sur le lit. Aurait-il tant grossi ?
Son chef lui disait toujours : « Quand la tête passe, tout passe. » Des conneries hiérarchiques, oui ! Loin de la réalité du terrain. Il hausse les épaules. Cherche ce qui le retient au lit, ce n’est pas seulement le poids de son cul. Une douleur au bras le fait réagir. Il trouve les câbles qui lui rentrent dans les veines. Les arrache. Repose ses mains sur le bord du lit, se répète comme un mantra : « Quand la tête passe, tout passe, quand la tête passe… » et il pousse. Se redresse. Trouve l’équilibre, tangue un peu avant de se stabiliser. Et constate qu’il est debout, enfin ! Le chef a toujours raison.
Il regarde l’endroit où il se trouve. Comment est-il arrivé là ? Il ne se souvient de rien. À part de cette course au milieu de nulle part, où il ne trouvait pas la sortie. Comme si ce putain de trente-septième kilomètre s’étendait à l’infini et qu’il devait chaque fois le recourir. Dans sa mémoire fragmentée, il était accoutré de drôles de chaussures et d’une énorme veste. Absurde. Quand on court, on s’allège, on ne s’alourdit pas.
Dans l’angle, il aperçoit un rai de lumière. Une porte ? Il va savoir, enfin. Ce laser l’attire comme un aimant : la fin du trente-septième kilomètre. Ses jambes raidies, ses pieds endoloris, ses brûlures épigastriques l’empêchent d’allonger sa foulée. Depuis qu’il est debout, il a à peine avancé de quinze centimètres, il n’est pas près de terminer son marathon. Pourtant, il tend la jambe gauche, franchit encore trente centimètres. Et recommence.
Un air d’ukulélé le stoppe net. Que vient faire cette musique de Bora Bora avec ces voix langoureuses de vahinés chantant « Iorana Iorana » dans cette pièce ? L’incongruité de la scène ne lui échappe pas. De la musique chaloupée et joyeuse dans cet univers triste et glacial, loin des lagons des îles Sous-le-Vent et du mont Otemanu. De longues secondes lui sont nécessaires avant qu’il ne reconnaisse la sonnerie de son téléphone. Il l’avait enregistrée en souvenir de son voyage de noces. Musiques et images lointaines, évanescentes, presque oubliées. De quoi haïr cette technologie thaumaturge transformant la sonnerie de son portable en « playlist » de son choix.
Mécaniquement, il tend son bras, attrape le téléphone posé sur la table de chevet, décroche et balbutie :
— Oui ?
— Saint-Donat ? Commandant ? C’est toi ?
La communication est hachée, difficilement audible, mais ce nom et ce grade lui rappellent qui il est. Le commandant divisionnaire Henri Saint-Donat de la Brigade criminelle de la DZPJ de Marseille. Cinquante-six ans, cheveux courts grisonnants, yeux marron délavé, silhouette de marathonien fatigué d’avoir trop couru, physique de flic usé d’avoir vu trop de saloperies. Le son de la voix qui le contacte ne lui est pas inconnu. Un policier de son groupe. Son nom lui échappe encore, mais ça ne va pas durer, il le sent, son esprit est en train de se reconnecter avec le réel.
Par automatisme, comme pour se rassurer, il poursuit :
— Saint-Donat, oui, j’écoute ?
— Henri… C’est moi, c’est Basile. Ils m’ont enlevé, Henri… coffre… enlevé…

Aussitôt commencée, aussitôt terminée. La conversation coupe. Saint-Donat ne comprend pas. C’est quoi cette mauvaise blague ? Il regarde le téléphone qu’il tient dans la main. Insiste.
— Basile ? Allô ? Qu’est-ce qui se passe, Basile ? Allô ?
Saint-Donat semble hésiter, puis comme si toute sa mémoire lui revenait d’un coup, il pianote un code sur son portable. L’écran s’allume. Ses mouvements sont moins confus, ses gestes plus sûrs. Il se rend sur le journal des appels et appuie sur le dernier numéro. Les nom et prénom de Basile Urteguy, alias la « Freluque », son jeune adjoint à la Crim de Marseille, s’affichent. Mais le téléphone bascule directement sur messagerie.

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