J'ai tant rêvé de toi

Auteur(s) : Olivier Poivre d'Arvor, Patrick Poivre d'Arvor
Editeur : Albin Michel

«Mon existence durant, je m'en souviendrai.
De ce voyage vers lui.
De cette guérison coups de serpe.
Et de Prague qui tout le jour n'a su émerger de ses brumes, ni le ciel se délester de sa neige.»

18,80 €
Parution : Août 2007
257 pages
ISBN : 978-2-2261-7977-7
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Extrait

Craignez de réveiller la furtive endormie

ET si j'étais guérie. Mon reflet dans la glace, l'épaisseur du tatouage sur ma peau, cette petite épaisseur de chair autour des hanches, des fesses, du nombril, mes rondeurs revenues que je ne refuse plus : je crois bien que je revis.
Vendredi 27 janvier 1995. Aujourd'hui. Demain, presque. Très tard, autour de minuit. Prague, République tchèque. La ville des pas­sages s'engage déjà dans le jour qui suit. Va-t-il neiger, enfin ?
J'ai dîné dans ma chambre. Room-service. J'ai commandé, mot magique. A volonté, rare occasion. On m'a obéi, servie, chérie. Je me suis fait plaisir, plaisir, mot tabou. Je prends ça, je prends ci, et ceci et cela. À la carte : poissons fumés, saumon, hareng et truite, avec de gros cornichons molossols, un petit pot de crème acide, un verre de riesling slovaque, une belle assiette de knedeliks aux prunes de Brno. Dîner de rêve. Hôtel Yalta : luxe à l'ancienne, charme slave, quelques restes soviétiques tout de même. Chambre 615. J'attends à peine, on frappe, un homme tout habillé de sombre, papillon à la gorge, queue-de-pie dans le dos, pingouin mécanique, me sert. Enfin ! Fini la sonde, les tuyaux dans le nez, les doigts dans la bouche, le cauchemar naso-gastrique. Je mange à ma faim, désormais. À pleines dents, je croque la vie comme cette pomme juteuse. Je suis une fille stabilisée.
Mon existence durant, je m'en souviendrai. De ce voyage en moi-même, au ras de l'os. De cette guérison à coups de serpe. Et de Prague qui, tout le jour, n'a su émerger de ses brumes, ni le ciel se délester de sa neige.

Dans dix-huit minutes exactement, la journée s'achève. À l'horloge aux aiguilles inversées, sur la grand-place de la Vieille Ville, le compte est presque bon. Havel, saint Václav, moine philosophe et laïque, a libéré le pays de sa torpeur. Prague renaît. Mon amoureux est rentré chez nous, à Paris. À l'ambassade de France, palais Buquoy, on a jeté les petits-fours et le Champagne est retourné au frais. Bohême mélancolique. Minuit moins dix-sept. L'heure des chats qui rôdent. Pipo, Juan et Bouffi cherchent en vain leur maître par les rues glaciales. Le vent est vif À l'esplanade des martyrs de la Montagne Blanche, j'ai préféré la chaleur d'une chambre d'hôtel aux murs tapissés d'une moquette brune, laide, pelucheuse.
Froid de neige qui s'annonce sur Prague assoupie.

Du plus bas de la table de nuit en aggloméré teinté, le gros réveil made in URSS fait également téléphone, enregistreur de messages et poste de radio à ondes courtes, moyennes et longues, en scandant chaque minute d'un petit clac métallique. Il y a peu encore, il abritait le micro directement relié aux services spécialisés. Minuit moins quinze. J'écris à la table, petite et raboteuse, de ma chambre de l'hôtel Yalta.

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