Le chanteur de sérénades

Auteur : Jean-Michel Thibaux
Editeur : Pocket

Au cœur de la Castagniccia, dans la Corse du début du XXe siècle, les habitants de Piano sont encore très attachés aux pratiques et coutumes ancestrales : ils respectent les sorciers, redoutent les fantômes et, surtout, méprisent les " étrangers ".
Jean Menghi, lui, n'en a cure. Il sait jouer merveilleusement de la guitare, ne craint pas les esprits et passe pour le meilleur chanteur de la région. C'est donc à lui que Pierre Guidicelli, de Vescovato, fait appel, selon l'usage, pour donner la sérénade à celle qu'il veut séduire. Jean accepte, ignorant que la belle se nomme Marie Testi, la bergère dont il rêvait lui-même. Ceux qui savent ont raison de prévoir un grand malheur. Entre le maquis et les châtaigneraies, une guerre de clan, une vendetta d'amour et de mort se prépare...

5,95 €
Parution : Juillet 2007
Format: Poche
204 pages
ISBN : 978-2-2661-5648-6
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Extrait

La bergère ferma les yeux quand elle parvint à la source de Caldana qui nourrissait de rouille le torrent Fium Alto. Elle colla ses lèvres à l'un des jets écumeux et, comme d'habitude, s'étonna d'avoir un goût de fer dans la bouche. La source avait des vertus magiques, disait-on. Elle soupira : il en fallait des quantités de magie pour survivre dans ce monde. Sa soif étanchée, elle écouta le chant de l'eau ; elle écouta battre le coeur de la Corse, craquer les pierres brûlées, crier les buses, grésiller les insectes. On n'entendait pas les hommes ici. Du moins, on ne les entendait plus. Beaucoup d'entre eux avaient été massacrés en France dans les tranchées. Fils et pères, par la volonté du gouvernement, avaient tous été envoyés en première ligne durant quatre ans, et de tous les départements de France la Corse était le plus endeuillé. À présent, les femmes en noir peuplaient les villages et s'épuisaient sur les lopins de terre, les jeunes filles qui avaient délaissé les jupes traditionnelles aux vives couleurs désespéraient de trouver un mari, les grands-mères s'agenouillaient durant des heures dans les églises, priaient les saints et demandaient des comptes à Dieu. Toutes gardaient leurs larmes pour les cimetières.
La bergère se souvint d'un temps heureux, d'un temps où le chemin qui longeait le torrent était emprunté par les curistes qui se rendaient à Orezza. Elle voyait encore les belles dames du continent sur leurs mulets, tenant maladroitement leurs ombrelles et criant quand leurs capricieuses montures s'emballaient. Ces voix et ces ombrelles avaient été emportées à jamais par les vents de la guerre.
«Ils reviendront», se dit-elle en chassant ses tristes pensées.
Après tout, la vie était belle. La bergère jeta un regard apaisé sur les forêts de châtaigniers qui par­taient à l'assaut des villages de Casalta, de Silvareccio et de Piano.
Pas un mouvement, pas un souffle sur ces hauteurs escarpées.
L'île vivait au ralenti à cette heure haute, écrasée par le soleil de juillet. Une émotion la gagna ; la bergère aimait profondément cette terre qui l'avait vue naître vingt-deux ans plus tôt, mais elle rêvait aussi de la France vers laquelle s'étaient expatriées ses cousines Angèle et Laeticia, après la mort héroïque de leur père à Verdun. Elles vivaient chez la tante Blasi à Toulon, et il y avait fort à parier qu'elles se fianceraient vite dans cette ville grouillante de marins et d'ouvriers. L'avenir des Corses était là-bas.
La guerre était finie depuis longtemps, et les feux du progrès brillaient à présent sur le continent ; le monde avançait, s'électrifiait, s'amusait. Il y avait même l'eau courante dans les maisons et des boulangeries dans les rues !
Ici, tout était figé. Les fours à pain que se parta­geaient les familles avaient deux cents ans, les puits et les sources avaient vu des générations de femmes peiner sous le poids des jarres. C'était ainsi, souffrir dès la naissance était sans doute la chose la plus naturelle du monde, la loi inscrite dans les plis des montagnes et les rides des vieillards, mais la bergère refu­sait de s'y soumettre.
Elle laissa errer son regard vers le septentrion où s'élevaient les infranchissables montagnes qui, du mont Cinto au mont Asto, barraient l'horizon. Elle imagina les jeunes filles à Marseille et à Toulon, vêtues de longues robes blanches en crêpe et de cardigans safran comme les portaient les modèles dessinés sur les revues usagées qui parvenaient miraculeusement au village et qu'elle subtilisait pour rêver en cachette. Elle avait des visions de femmes cheveux au vent dans des voitures décapotables, de larges avenues sillonnées de calèches rutilantes, d'omnibus pétaradants, bordées de grands magasins, de musées, de cathédrales, des images que les voyageurs de passage lui avaient mises dans la tête, et l'envie lui prenait de quitter l'île.
«Un jour, je prendrai le bateau !» dit-elle tout haut pour marquer sa volonté. «Et je choisirai mon mari !»

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