Car je suis légion

Auteur : Xavier Mauméjean
Editeur : Pocket

Babylone, 565 av. J.-C. Sarban est un membre estimé de l'Ordre des accusateurs, les juges qui veillent au respect de la loi dans la cité. L'équilibre précaire qui règne entre les humains et les dieux s'effondre brutalement. Les dieux sont fatigués et la déesse du chaos risque de reprendre son pouvoir. Les prêtres annoncent la suspension du temps et des lois. Babylone sombre dans la folie et dans le sang sans que les juges aient le droit d'intervenir. Mais Sarban découvre un crime sans lien avec les exactions commises dans la fureur ambiante, un mystère qui met en péril jusqu'à l'existence même de Babylone. Et celui de sa propre famille.

8,30 €
Parution : Juillet 2007
Format: Poche
421 pages
ISBN : 978-2-2661-6095-7
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Extrait

Terqa pleurait en remplissant le sac de provisions. Elle se tenait derrière son fils unique, âgé de neuf ans, chair de sa chair. Terqa avait souffert une première fois quand on lui avait extirpé l'enfant de ses entrailles, mais elle s'était abandonnée à la douleur avec reconnaissance, comme le font toutes les filles d'Inanna. Les larmes et le sang répandus étaient des présents offerts à l'Etoile du Matin. Une dette, que les mères honoraient avec joie. La souffrance qu'elle res­sentait aujourd'hui ne trouvait aucune justification. Avait-elle oublié un dieu dans ses prières, vexé un habitant de l'En-haut ? C'était possible, il y en avait tellement... Dans ce cas, Terqa nourrirait sa colère pour la faire éclater dans le royaume souterrain, le moment venu. Morte, prisonnière du Pays-sans-retour, elle n'aurait plus rien à craindre, ou si peu.
Elle luttait contre le désir de contempler le visage de l'enfant, résistait au besoin irrépressible d'emplir sa mémoire en prévision des années à venir. Terqa crai­gnait de s'effondrer. Il ne devait pas la voir ainsi, bou­leversée comme une vieille folle, incapable de contenir sa tristesse. Aussi concentrait-elle son regard sur la nuque du garçon, sur l'épaisse toison de boucles brunes qui tombaient en cascades sur ses épaules. Comme il semblait petit, et fragile. Lorsque la vision devint insoutenable, Terqa se tourna vers la fenêtre.
Les champs s'étendaient à perte de vue, terre ingrate et exigeante qui, lorsqu'elle n'était pas constamment irriguée et entretenue, leur permettait à peine de subsister. La nature est exclusive comme un nouveau-né, mais elle donne peu en retour. Aléas de la fécondité, présents variables des dieux. Son mari disait parfois qu'il valait mieux compter sur ses bras que sur l'aide des habitants de l'En-haut, et qu'il n'avait pas les moyens d'offrir d'autres sacrifices que sa sueur et celle des siens. Ce qui était déjà beaucoup. Pourtant ils avaient vécu heureux durant les dix années passées, luttant au jour le jour, en comptant tout de même sur les dieux pour le reste. Jusqu'à aujourd'hui. Le bonheur s'était éloigné au matin lorsque le rakkabu avait franchi le seuil. L'envoyé du Grand accusateur.
Il était sale et couvert de poussière. L'homme n'était pas vêtu de riches étoffes comme on aurait pu s'y attendre, mais d'une simple tenue de cavalier. Il ressemblait à un Qayinite, un de ces nomades pillards à la chevelure de feu qui portent sur le front la marque de leur ancêtre. Les Araméens prétendaient qu'ils des­cendaient du Premier assassin. L'émissaire avait écarté les pans de son manteau raidi par la crasse pour exposer sa broche. Un cercle d'or martelé à l'effigie des sept Apkallu, les demi-dieux à faces de poisson qui avaient apporté le savoir aux humains. L'emblème authentifiait sa mission.
- Je viens chercher ton fils.
Bol de lait, place près du feu, fourrage pour sa mon­ture, Terqa avait multiplié les offres, en espérant retarder son départ. Sans succès. Le rakkabu devait poursuivre vers l'intérieur des terres, à la recherche d'autres enfants. Il laissait au père le soin de conduire le garçon jusqu'à la capitale.
- Dis à ton mari qu'il se mette en route sans tar­der. La cérémonie aura lieu après-demain.
Puis il était parti, après avoir brisé leur vie. À tout jamais.
Lorsque le père était entré dans la cuisine, il avait trouvé son épouse en pleurs. En voyant ses larmes inu­tiles tombant à terre, le colosse comprit immédiatement et sentit son coeur devenir sec, comme le sol stérile qu'il s'échinait à labourer. Il posa ses outils contre le mur, pâlit et se reprit.
- Allons, femme, sèche tes larmes. C'est un hon­neur pour notre famille.
Un honneur, en effet. Il fallait s'en persuader, puisque c'était inévitable. Son garçon devait partir, probablement pour toujours.
Terqa refoula son chagrin et emballa les vivres dans un linge propre, se souvenant de cette fatidique après-midi de printemps au ciel chargé d'orage, quand tout avait commencé. Une année plus tôt, presque jour pour jour, le voyageur s'était arrêté à la ferme. Grand, mince, crâne entièrement rasé, visage couturé de cica­trices, il inspirait crainte et respect. Bien qu'il portât les vêtements d'un homme du peuple, d'un artisan itinérant ou d'un voyageur de commerce, il ressemblait à un aristocrate soucieux d'être discret. Cela arrivait parfois, lorsque le palais envoyait des observateurs à travers le pays. L'étranger avait réclamé à boire. Terqa lui avait tendu une cruche d'eau et offert quelques galettes de seigle, comme le veut la tradition. Tout en mangeant, il observait l'enfant qui jouait près de la fosse à bitume. La mère ne le quittait pas des yeux. Son fils manipulait des figurines en terre cuite et mimait une dispute entre un homme et une femme.

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