Quelqu'un sous les paupières

Auteur : Cristina Sánchez-Andrade
Editeur : Jacqueline Chambon

Deux vieilles dames embarquent pour un road-trip en Coccinelle à travers l’Espagne. Leur seule comparse est une mouette posée sur le toit de la voiture ; leur unique bagage, un sinistre paquet suspect ballottant au gré des coups de volant intempestifs de doña Olvido. En robe de mariée, Bruna, sa fidèle servante bourrue, l’accompagne comme elle le fait depuis plusieurs décennies. De terribles secrets semblent les lier pour toujours, à commencer par les frasques de Benigno, le défunt mari d’Olvido, acoquiné avec les sympathisants pro-indépendantistes de Galice ; puis celles de son excentrique famille. Le tout favorisé par l’isolement d’une vaste demeure, sur fond de guerre civile, de complots partisans et de tensions politiques.

Dans ce qui deviendra une fuite échevelée où se succéderont incidents et rencontres hétéroclites, ces Thelma et Louise octogénaires sèmeront de nombreux cadavres, échappés du placard de leur passé et jonchant leur course folle.

Roman-GPS d’une escapade meurtrière, tout autant que de l’histoire de l’Espagne, mais aussi conte cruel, incandescent et acide à l’humour noir, Quelqu’un sous les paupières pourrait être le cousin galicien d’Arsenic et vieilles dentelles.

Traduction : Edmond Raillard
22,50 €
Parution : Avril 2019
292 pages
ISBN : 978-2-3301-2115-0
Fiche consultée 32 fois

Extrait

Un petit matin du mois de novembre, Bruna se présenta dans la chambre de Madame en chemise de nuit, traînant la savate, les cheveux en bataille et des yeux de poisson. Bien que la maison fût immense, doña Olvido Fandiño dormait dans une petite pièce presque sans aération, aux murs nus, meublée d’un lit en fer, d’un crucifix et d’une table de chevet avec une cavité pour le pot de chambre en faïence. Elle dégageait un fumet particulier, mélange de l’arôme huileux des magnolias, de poudre pour le visage, de pharmacie et de linge sale. La servante alluma la lampe de chevet et, sans demander l’autorisation, se glissa dans le lit de Madame, rabattit la couverture sur ses oreilles et éteignit la lampe. L’une et l’autre restèrent muettes, contemplant ébahies la clarté de la lune qui filtrait par la fenêtre et projetait des ombres.
La lumière coupait la servante en deux : une Bruna sombre, sèche et dure comme un peuplier, et une autre, lumineuse, enveloppée d’une sorte de halo. Doña Olvido était sur le point de fermer les yeux pour continuer à dormir quand, soudain, elle saisit fermement le bras de la servante et lui dit :
– J’ai les pieds froids et mouillés, Bruna. J’ai marché trop longtemps sur le lit de la lagune. C’est le moment de partir.
Elle dit cela très calmement, mais sa main était agrippée comme une serre au bras de la servante, et sa voix avait cet étrange caractère d’urgence qu’ont les prémonitions. Cela faisait presque soixante ans qu’elles étaient réunies. L’une avait des toiles d’araignée dans les yeux, était ridée comme une vieille pomme de terre et n’avait pas plus de notion de l’avenir qu’une poule ; l’autre avait la mémoire qui flanchait, un rein en mauvais état et ses genoux grinçaient comme des charnières rouillées. Mais elles continuaient à vivre seules.
Elles partageaient les repas, les émissions de télévision, les bonnes et les mauvaises nouvelles, les douleurs de la vésicule, les manies et les souvenirs. Même l’odeur de moisi et de tristesse de la maison. Doña Olvido savait que la rangée blanche de fausses dents que la servante exhibait quand elle souriait était ébréchée dans la partie supérieure, comme le carrelage de la salle de bains. Et la servante connaissait chaque repli des oreilles de Madame, des oreilles énormes, peuplées de poils (hirsutes, comme ceux des testicules des porcs) qui, en plus, grandissaient et pendaient sous le poids du temps.
Bruna se libéra de la serre de corbeau et regarda sa maîtresse avec des yeux vitreux, soudain attristés.
– Aujourd’hui ? dit-elle. J’ai mis les fèves à tremper...
Elles avaient parlé de ça (l’expédition, comme elles l’appelaient) de nombreuses fois, mais toujours de façon allégorique, comme on parle de la migration des oiseaux ou du périple de la nonne Égérie au Proche-Orient.
Et puis le moment propice ne venait jamais. Quand ce n’était pas la visite du médecin, c’était le dernier épisode du feuilleton télévisé ou les fèves qu’on avait mises à tremper. Elles avaient du temps, tout le temps qui leur restait, oui. Mais si l’une des deux mourait d’ici là ?
C’était leur préoccupation essentielle : la mort les troublait et les fascinait tout à la fois.
La servante mit un pied sur le sol, puis l’autre, se frotta énergiquement le visage avec les jointures de ses doigts et se leva. Elle se dirigeait vers la porte en plantant des épingles dans son chignon défait quand Madame, assise sur le lit, enveloppée dans ses châles, la chemise de nuit jusqu’aux genoux, des chaussettes de laine aux pieds, les cheveux emmêlés et la broderie de l’oreiller encore incrustée sur sa joue, parla à nouveau :
– Que la laitière ne livre pas de lait aujourd’hui, dit-elle.
La servante haussa les épaules, sans répondre. Elle avait le visage piqué de gros poils gris ; elle n’avait pas encore mis son dentier. Il n’était pas facile de deviner quel âge elle avait : elle devait être un peu plus jeune que doña Olvido, mais son visage était resté figé dans le temps. Dans les quelques cheveux qui lui restaient, il y avait juste une légère touche noire ; et la peau de son visage, quoique sans rides, pendouillait et lui faisait une sorte de double menton mou, couleur de vieux cuir.
– Sors un sac de voyage, un petit, poursuivit doña Olvido. Regarde si j’ai un chemisier repassé. Tu enlèves ton tablier et tu mets ta robe du dimanche. Et coiffe-toi, ajouta-t-elle en pointant sur elle un index impérieux, comme si elle était fâchée à propos de quelque chose. Que tout soit propre et rangé, pas besoin qu’ils pensent que nous sommes des malpropres. Tu as arrosé le philodendron ?
La servante posa la main sur la poignée de la porte.
– On partira sur le coup de onze heures, conclut Madame. Alors Bruna se retourna. Ses yeux étaient maintenant un
mélange de feu et d’eau stagnante : « J’ai mis les fèves... », voulut-elle dire, mais elle s’interrompit :
– Boh ! fit-elle, et elle quitta enfin la pièce.
C’est ainsi que tout commença. C’était un matin gris, sans vent et sans oiseaux.

Informations sur le livre