La Déesse et le Marchand

Auteur : Amitav Ghosh
Editeur : Actes Sud

Lors d'un de ses séjours annuels en Inde, Deen, bientôt sexagénaire, accepte sans enthousiasme de s'intéresser à un personnage folklorique méconnu et de visiter un temple perdu dans la mangrove. Lui qui a plutôt le profil du rat de bibliothèque s'improvise alors baroudeur, loin d'imaginer que cette excursion n'est que le début d'une folle équipée. Lancé sur les traces de cette légende, il voit sa vie bouleversée par d'effarantes péripéties et d'étranges coïncidences. Au point qu'il se met à douter - de lui-même, et de sa lecture du monde. Dans ce formidable roman d'aventures, l'auteur offre une puissante résonance aux enjeux humains et environnementaux de notre temps, et dévoile une vision troublante des affres de nos sociétés figées dans le déni.

Roman traduit de l’anglais (Inde) par Myriam Bellehigue
22,00 €
Parution : Septembre 2021
320 pages
ISBN : 978-2-3301-5424-0
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Extrait

Calcutta
Le plus étrange dans tout cet étrange périple est qu’il fut déclenché par un mot – non pas un de ces mots rarement usités mais un terme ordinaire, banal, largement employé du Caire à Calcutta. C’est le mot bundook, qui signifie “arme à feu” dans beaucoup de langues y compris ma langue maternelle, le bengali ou bangla. Ce terme n’est pas non plus étranger à l’anglais : du fait de pratiques coloniales britanniques, il est parvenu à se faire une place dans l’Oxford English Dictionary où il est défini comme synonyme de “fusil”.
Pourtant, nulle trace de fusil ni de quelque autre arme à feu le jour où débuta ce périple car le mot n’était pas alors censé faire référence à une arme – ce qui, précisément, attira mon attention. Il apparaissait en fait dans la composition d’un nom : “Bonduki Sadagar”, que l’on pourrait traduire par “Marchand d’Armes”.
Le Marchand d’Armes entra dans ma vie non pas à Brooklyn, où je vis et travaille, mais dans la ville qui m’a vu naître et grandir, à savoir Calcutta (ou Kolkata ainsi qu’on la désigne désormais). Cette année-là, comme à mon habitude, je passais la majeure partie de l’hiver à Kolkata, officiellement pour des raisons professionnelles. Je suis marchand de livres rares et d’antiquités asiatiques, ce qui m’oblige à faire beaucoup de prospection sur le terrain, et puisqu’il se trouve que je possède un petit appartement à Kolkata (aménagé dans la maison que mes sœurs et moi-même avons héritée de nos parents), cette ville est devenue ma base arrière.
À vrai dire, je n’y retournais pas uniquement pour mon travail : Kolkata me servait parfois de refuge, me protégeant du froid mordant des hivers de Brooklyn certes, mais aussi de la solitude que j’avais à affronter dans ma vie privée devenue, avec le temps, un véritable désert tandis que ma fortune professionnelle, à l’inverse, prospérait. Jamais n’avais-je connu isolement plus extrême que cette année-là, alors qu’une relation très prometteuse venait de prendre fin brutalement : une femme que je fréquentais depuis longtemps avait rompu sans explication, coupant tout contact avec moi sur l’ensemble des réseaux que nous utilisions jusque-là pour communiquer. C’était ma première expérience de ghosting, tout aussi humiliante que douloureuse.
Je voyais la soixantaine se profiler, dans un futur somme toute assez proche, et je me retrouvais tout à coup plus seul que jamais. Cette année-là, je partis donc pour Kolkata un peu plus tôt que d’habitude, m’arrangeant pour faire coïncider mon arrivée avec la migration qui s’amorce chaque année lorsque les températures chutent sous les latitudes septentrionales et que de vastes colonies d’Indiens “expatriés”, originaires de Kolkata comme moi, s’envolent pour aller y passer l’hiver. Je savais que je pouvais compter sur une multitude d’amis et de parents qui auraient beaucoup de choses à me raconter, que les semaines défileraient dans un tourbillon de déjeuners, de dîners et de fêtes de mariage. Je suppose que me trottait vaguement dans la tête l’idée de rencontrer, dans toute cette effervescence, une femme susceptible de partager ma vie (ce qui est arrivé, après tout, à beaucoup d’hommes de mon entourage).
Bien entendu, rien de tel ne se produisit même si je ne ratai aucune occasion de sortir et si je fus présenté à nombre de divorcées, de veuves et de célibataires, toutes d’un âge approprié. À deux reprises, j’entrevis même le rougeoiement ténu des braises de l’espoir, pour finir par constater, comme de nombreuses fois par le passé, que peu d’expressions de la langue anglaise ont décidément moins d’attrait pour une femme que celle de “marchand de livres rares”.
Les mois s’écoulèrent ainsi, ponctués de déconvenues, et alors que mon retour à Brooklyn approchait, j’honorai la dernière invitation de mon séjour, une réception organisée pour le mariage de la fille d’un cousin.

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