Naitre personne

Initiation d'un gangster Russe
Auteur : Albert Likhanov
Editeur : Manufacture de Livres

Il y a d’abord cet orphelinat où grandissent ceux que les mères ne peuvent assumer et qu’elles viennent parfois voir, se présentant avec les maigres cadeaux qu’elles ont pu acheter. Les enfants y poussent jusqu’à leur majorité avant d’être livrés à la rue. Pour le jeune Koltcha, ce sera l’institut de mécanique et la promesse d’un avenir laborieux et peu glorieux. Mais, croisé au hasard d’une soirée arrosée, voilà qu’apparaît dans la vie de l’orphelin ce Valentin, charismatique gangster qui le prend sous son aile. Le destin de Koltcha prend alors une nouvelle couleur. Celle de l’argent facile et de l’aventure, du pouvoir et du mystère. Une destinée russe moderne et pleine de promesses.
Sous la plume d’Albert Likhanov, le témoignage anonyme d’un gangster russe aujourd’hui reconverti dans des activités licites, se fait récit d’initiation à la vie criminelle dans ces années 90 où les vagabonds pouvaient devenir millionnaires à la faveur de l’effondrement de l’URSS.

Ouvrage réalisé avec le concours de l'Institut de la Traduction de Moscou.

Traduction : Thierry Marignac
20,90 €
Parution : Juin 2021
416 pages
ISBN : 978-2-3588-7769-5
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Extrait

Chapitre 1

On l’appelait très rarement par son prénom — comment aurait-on pu appeler les gens par leur prénom, là-bas, quand à l’internat il y avait trente Koliek sur les deux cent cinquante âmes vivant sur place. Pour les différencier, les profs et moniteurs les appelaient par leurs noms de famille, mais entre eux ils étaient convenus de s’appeler par des surnoms que ni une personne en particulier, ni même quelqu’un de spécialement subtil leur avait concocté. On pourrait dire que c’est plutôt l’existence qui s’en chargeait. Ainsi, le surnom voyait le jour spontanément, souvent du fait de son propriétaire ; il était parfois prononcé dans une discussion portant sur tout à fait autre chose, personne ne se souvenait par qui. Ces nouveaux noms étaient très divers — ils venaient d’une gamme s’étendant du neutre, comme pour lui, complètement naturel, jusqu’au blessant, voire insultant —, mais laissons cela de côté pour l’instant.
On l’avait surnommé La Hache, et de temps en temps Manche de hache, bref il était L’Obtus, quoique le mot ait un sens différent du mot « hachette ». Tout ça dérivait de son nom de famille, Hachorov, et quand on l’appelait par son prénom, c’était Koltcha — ce qui était à la fois caressant et péjoratif.
Les yeux clairs, avec un visage rond, il faisait partie dans son enfance du troupeau des têtards qui non seulement se ressemblaient, mais étaient absolument identiques. Avec les années, il n’était pas sorti du rang, mais il avait d’une certaine manière acquis quelques traits distinctifs. Il avait foncé — ses cheveux étaient devenus châtain, Dieu sait quel héritage les avait rendus beaux et soyeux. Si les impitoyables éducateurs ne les avaient coupés avec des ciseaux sans doute destinés à la tonte des moutons, ils auraient flotté en vagues enchanteresses dans tous les sens depuis le sommet du crâne, aériens et bouffants, constituant à eux seuls un objet d’envie, une richesse inconnue aux yeux de toute jeune fille étrangère au pensionnat.
Encore un détail : ses sourcils. Ils auraient dû avoir la couleur des cheveux, mais par un caprice de la nature ceux de Koltcha étaient complètement noirs, également fournis ; ils fusaient de part et d’autre de son front en deux flèches droites, ce qui conférait à son visage un air de détermination.
Un grand nez aux larges narines et une large bouche achevaient de donner au profil de Koltcha un caractère affirmé, défini, une certaine dureté. Au fil des années, il avait fini par dépasser ses pairs de la tête et des épaules ; mince comme un fil, mais en plus important, il était toujours incompréhensiblement plus réceptif que les autres, ce qu’assurément il ne devait qu’à lui.
Deux qualités rendaient cela possible : sa détermination et sa façon de ne pas se précipiter pour tirer des conclusions. Il avait beau ne pas se hâter, elles se manifestaient lorsqu’il lui fallait juger quelque chose ou quelqu’un. Mais elles restaient secrètes.
Des scènes étranges se produisaient sous ses yeux, qu’il considéra différemment en fonction des époques de son existence. Lorsqu’il était petit et intelligent sans effort, il s’en trouva bouleversé malgré lui, sous le coup d’une émotion qu’il s’empêchait d’enfouir au plus profond de son être, ricanant dans le même temps avec dédain, tandis que son allure tout entière exprimait le mépris ; mais, pour des raisons qui lui échappaient, il restait toujours muet comme une tombe.
Ces scènes étaient les suivantes. Un beau jour, une femme apparaissait dans l’enceinte de l’internat. S’adressant à ceux qui se trouvaient là et, pour une raison ou une autre, avec plus d’insistance vis-à-vis des enfants que des adultes, elle demandait qu’on lui appelle Noura quelque chose, ou Vassia quelque chose. La population de l’internat, interdite, commençait à réfléchir à voix haute pour savoir de qui, concrètement, il était question ; au reste, cette lenteur s’expliquait par le fait que, justement, à l’internat on oubliait les noms, ceux-ci cédant la place aux surnoms et sobriquets, comme il a été dit précédemment. Déduire qui était demandé exigeait du temps. On finissait par deviner de qui il s’agissait, comme si on avait résolu le problème ; alors un messager se précipitait vers celui ou celle qu’on appelait, et la plupart du temps pas tout seul ; il arrivait que, se poursuivant, se bousculant, se dépassant, plaçant des crocs-en-jambe, freinant des quatre fers voire s’arrêtant complètement et échangeant des horions, les messagers oublient leur mission ; alors, en criant pour qu’ils s’en souviennent, ceux qui étaient restés à attendre leur rappelaient ce qui les avait poussés à courir.

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