Les rêves échoués

Auteur : Carine Joaquim
Editeur : Manufacture de livres

À quatorze ans, Clarisse est considérée comme une adolescente difficile. L'étiquette dissimule les angoisses de sa mère, l’indifférence de son père, des difficultés scolaires de moins en moins surmontables. Clarisse hait son quotidien, voudrait fuir loin de tout et de tous, gagner une liberté à la hauteur de ses rêves. Un jour, au lieu d’aller au collège, elle part. Au cours de sa fugue, sa route croise celle de Tony, jeune homme sensible et mystérieux qui la prend sous son aile. Sur les côtes paradisiaques et ensoleillées du Portugal, ils se découvrent, s’apprivoisent et vivent au jour le jour. Mais leurs doux rêves sont fragiles et la réalité menace de les rattraper, bien plus tortueuse et tenace que leur idylle. Jusqu’où devront-ils aller pour fuir un monde qui les condamne ?

Avec ce second roman, Carine Joaquim nous fait vibrer au cours du voyage initiatique de deux jeunes épris de liberté, prêts à tout pour défendre la pureté de leurs émotions, malgré les doutes qui s’immiscent, les corps qui les trahissent. Les rêves échoués est l’intense épopée d’une adolescence à fleur de peau.

18,90 €
Parution : Juin 2022
240 pages
ISBN : 978-2-3588-7880-7
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Extrait

La porte se referme et nous voilà tous attablés dans un silence lourd, à nous mater les uns les autres, les lèvres tirées dans un simulacre de sourire pour masquer notre anxiété.
Maman triture ses ongles nerveusement. Elle gratte, pince, tord les minuscules peaux qu’elle arrache ensuite d’un geste sec et précis, le regard toujours fixé sur la principale assise au centre, juste en face. C’est elle qui préside, évidemment.
À ma gauche, le coude sur la table, la tête appuyée contre son poing en mode j’en-ai-rien-à-foutre, papa semble mourir d’ennui. Il observe lui aussi Mme Salignes qui, occupée à chercher un document au milieu du dossier posé devant elle, prend l’air important et détaché.
À côté de Mme Salignes siège son adjointe. Gênée par ses doigts épais, elle termine avec peine de taper un texto. Mon regard balaie le reste de l’assemblée : M. Cossu, conseiller principal d’éducation, Mme Lamaret, ma prof principale, et Basset, cette salope de prof de maths qui baisse les yeux dès que je la fixe. Si je pouvais, je te crèverais, connasse.

« Bonjour à tous, nous sommes ici réunis en commission éducative, pour évoquer la situation de Clarisse Destremont, élève de 4e 1. »
Mme Salignes se tait, m’observe avec un air lourd de menaces et, comme si ma vue lui était insupportable, retire ses lunettes et en replie les branches avec une lenteur excessive. Puis elle invite chacun de nous à se présenter. Et voilà que, les uns après les autres, comme des débiles, nous déclamons docilement notre identité. J’ai honte lorsque ma mère, intimidée, bute sur son propre nom et se mord la lèvre en rougissant. Quand vient le tour de papa, elle arrache un bout de peau de son index droit et une goutte de sang perle sans qu’elle la voie.
Mme Lamaret présente mon cas. Je suis «une jeune fille au profil atypique, diagnostiquée EHP1 en fin de maternelle, qui pose de sérieux problèmes de comportement depuis son arrivée au collège, lesquels se sont considérablement aggravés en classe de cinquième. Actuellement, la situation est inquiétante. » Elle détache bien les syllabes, pour que la prononciation du mot soit en adéquation avec sa signification: «in-qui-é-tan-te». C’est le moment que choisit papa pour retirer son coude planté sur la table et se redresser. Un instant j’ose croire qu’il va intervenir, faire taire cette bande de cons et leur hurler de cesser de parler ainsi de sa fille, mais il n’interrompt personne. Au bout de dix secondes, il change de bras et, comme s’il la trouvait trop lourde, repose sa tête sur son autre main pour reprendre une position similaire.
«… se bat avec un camarade en cours de français, continue Mme Lamaret, lance un compas sur son voisin, traite d’enculé un autre élève de la classe.»
Maman a le tour des ongles à vif. Elle abandonne la main droite malmenée et, de ses doigts endoloris, elle s’attaque à la gauche, jouant avec les cuticules, pinçant la chair tout en écoutant la longue liste de mes méfaits.
«… a dit à sa prof de mathématiques, Mme Basset ici présente : «C’est ça ouais, t’as qu’à me sucer la bite !» C’est le dernier incident en date.»
Aucune réaction particulière ne se lit sur le visage de papa. Maman se mord l’intérieur de la joue. Je le devine à la grimace discrète qui lui déforme les traits. Je suis sûre que ça pisse le sang et qu’elle trouve dans le goût métallique qui inonde sa bouche, autant que dans la douleur irradiant du bout de ses doigts, un soulagement expiatoire. Les joues de Mme Basset s’empourprent.
– Mademoiselle Destremont, dit la principale en s’adressant directement à moi, qu’avez-vous à dire ?
Elle est sérieuse, elle ou quoi ? Qu’est-ce qu’elle veut que je lui dise ?
– Rien, fais-je, d’une voix à peine audible.
– Pourtant, poursuit Mme Salignes, nous sommes réunis ici pour vous entendre.
Et elle attend.
J’ai envie de lui dire de sucer ma bite, elle aussi, juste pour voir la gueule qu’elle ferait. Mais j’aperçois une nouvelle goutte de sang près de l’ongle du majeur gauche de ma mère, et je me contente de baisser la tête.
Mme Basset s’en mêle, elle raconte avec quelle application je pourris son cours. Son débit est saccadé, sa voix geignarde, son regard un peu fuyant. Elle fait pitié, la vieille, à pleurnicher. Ce qu’elle ne dit pas, en revanche, c’est qu’elle s’est mise à chialer comme une vache, en pleine classe, le jour où j’ai décidé de la faire craquer. Peut-être qu’elle essaie de garder un semblant de dignité devant les autres adultes du collège, à défaut de s’imposer face aux élèves.
Maman parle, j’écoute à peine, blabla, j’étais une enfant difficile, blabla, elle m’a emmenée chez la psy très tôt, blabla…, et là, horreur, elle essuie une larme et expose aux yeux de tous ses doigts gonflés par les mauvais traitements qu’elle leur a infligés, sanguinolents, dégueulasses. Je détourne la tête, contrite.
– Et vous, monsieur…? s’enquiert soudain M. Cossu en apostrophant mon père.
Papa tressaille, bat des paupières comme s’il venait de se réveiller, comprend après quelques secondes de flottement que l’on s’adresse à lui et se redresse. Il semble avoir pris dix centimètres, mais son expression demeure inchangée : pas tout à fait indifférent, mais las, blasé. Ennuyé.
– Oh, avec moi, ça va. Clarisse a toujours été assez indépendante, et je respecte ça. Elle est responsable et autonome à la maison. Nous n’avons pas de difficultés particulières.
Mme Salignes m’interroge d’un mouvement de tête, j’opine mollement sans prononcer un mot. Responsable et autonome, c’est tout à fait moi. Il faut dire que je n’ai pas trop eu le choix, vu que depuis que je suis petite il sait me faire comprendre, dès que je le sollicite, que je le dérange. Pour que je lui foute la paix, il a vite trouvé des solutions: il m’a acheté une tablette quand j’avais six ans, un ordinateur deux ans plus tard, sans compter le Smartphone. Tant que je suis collée à l’un ou l’autre de mes écrans, il est content et considère que tout se passe bien. Ce qui, soyons honnêtes, est en partie vrai. C’est largement mieux qu’avec maman qui, malgré toutes ses tares, s’accroche à des idéaux éducatifs et me gueule dessus sans arrêt. Évidemment ça me saoule, mais j’arrive à laisser glisser. C’est elle, la pauvre, qui ne s’en remet pas. Il n’y a qu’à voir la tronche qu’elle tire.
– Et donc, insiste M. Cossu, Clarisse vit une semaine chez papa, une semaine chez maman, c’est bien ça ?
Je me désintéresse de ces échanges. Ma vie se résume à ça, des adultes qui parlent de moi, qui cherchent des solutions pour moi, qui veulent me faire entendre raison, me pousser dans le rang, tu es avec les autres, comme les autres, vas-y marche, marche et avance, c’est bien, on ne te distingue presque plus au milieu de la foule, bravo ma fille, dissous-toi, dilue-toi, on est si fiers de tes progrès, bientôt tu seras une marionnette creuse, ce sera parfait, maman est si contente.

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