Là où renait l'espoir

Auteur : Elise Fischer
Editeur : Calmann-Lévy
En deux mots...

Entre l’Alsace et la Lorraine, le destin de deux enfants nés dans la tourmente de la dernière guerre.

19,50 €
Parution : Août 2021
2 pages
ISBN : 978-2-7021-8181-2
Fiche consultée 75 fois

Présentation de l'éditeur

Édouard et Reine sont des enfants de la guerre, nés d’un père alsacien, Armand Baumann, et d’une mère lorraine, Léonie Peltier. Édouard est venu au monde en 1939 alors qu’Armand, mécanicien automobile, était sur la ligne Maginot. Fait prisonnier, le jeune Alsacien a été aussitôt enrôlé de force dans l’armée allemande,
dont il est parvenu à s’échapper. Reine est née après ses brèves retrouvailles avec Léonie, en 1942.
L’absence de leur père, parti rejoindre les Forces Françaises Libres, l’engagement inconditionnel de leur mère dans les rangs de la Résistance vont faire peser sur le frère et la soeur une lourde chape de deuil, de souffrance et de non-dits. Au point de les éloigner l’un de l’autre…
Pour toujours ? Peut-être pas. Car cinquante ans après, Édouard propose à Reine d’affronter ensemble les spectres du passé.

Extrait

Nancy, avril 1994

Si je m’attendais à cela ! Une lettre d’Édouard m’invitant à fêter ses cinquante-cinq ans. Un anniversaire, certes, ou bien l’occasion de tourner une page, d’en finir avec son métier ? Il prendrait déjà sa retraite ? Il aurait cédé son cabinet avec la satisfaction d’avoir bien préparé sa succession, lui, l’amoureux de son art qui disait « je soignerai à vie » ? Lui, fier d’avoir prouvé qu’il savait se pencher sur les plus petits, les humbles, lui, le grand humaniste, il quitterait tout ? Non, je ne peux y croire.
Il y a de quoi être quelque peu sonnée. Je me souviens de confidences faites par Marlène, presque désespérée de constater que l’époux chéri lui préférait son cabinet, sa science et les patients dont il avait la charge. Il aurait donc changé, Édouard, lui qui affirmait qu’« une vie bâtie sans souci de l’autre est une vie ratée, inutile » ?
Marlène haussait les épaules. Elle m’avait confié au téléphone, avec une certaine fatalité suivie d’un petit rire : « Édouard ne s’arrêtera jamais, il soignera jusqu’à son dernier souffle. Les senteurs du cabinet désinfecté, la lumière blanche, ou bleue quand il passe des radios pour un bras cassé sans complications, lui manqueraient trop. De moi, il se moque sans doute, même s’il se défend à coups de bouquets de fleurs. J’ai vite compris qu’avant moi, il y avait son métier, et que je passerais toujours après. »
Or, ma belle-sœur est morte… Marlène nous a quittés depuis deux ans. Un stupide accident en Alsace, à la cascade du Nidek, lieu superbe, sous les arbres, où le chant de l’eau bondissant d’une hauteur de vingt-cinq mètres éteint celui des oiseaux. Elle enjambait les roches humides lorsqu’elle a glissé. Sa tête a heurté un rocher. Il s’est dit qu’elle a ri et s’est exclamée en se relevant : « Je croyais avoir le pied sûr, sportive comme je suis… J’en suis quitte pour une superbe bosse et la trouille de ma vie. Les géants des lieux m’ont fait un sacré croche-pied1. Ils ne doivent pas aimer quand je chante. »
Elle allait se produire avec sa chorale cet été-là. Elle était l’une des solistes pour ce Stabat Mater de Pergolèse qu’elle avait sur les lèvres à toute heure du jour et de la nuit et en tout lieu. Sur les rochers de la cascade qu’offrait-elle dans ce beau paysage ? Quae moerebat et dolebat ? Ou Sancta Mater istude agas ? Ou encore Inflammatus et accensus ?
Deux heures plus tard, elle a été prise de vomissements puis a sombré dans le coma avant l’arrivée des secours qui n’ont pas tardé. À l’hôpital, le scanner allait révéler un œdème sous-dural dont la médecine ne pourrait la soulager. Et malgré Édouard, ses soins, son sourire, ses paroles, elle est décédée deux jours plus tard. J’ai été informée par lui qui m’a écrit après les funérailles dont j’ai été dispensée. Il a précisé qu’aux funérailles, le Stabat Mater de Pergolèse avait été très présent.
J’ai réécouté cette œuvre et j’ai pleuré.
Depuis longtemps, je suis exclue de la famille. Certes, Édouard a tenté de garder le lien, mais le reste de la famille m’a oubliée, abandonnée… Par correction ? Quand une naissance a lieu, ou un décès, mon frère m’informe. Je devrais lui en savoir gré, au moins le remercier de prendre du temps pour moi. Mais je ne réponds jamais. Il ne m’en fait pas grief. Du moins, je ne le pense pas.
Quant à moi, je garde ses quelques missives depuis la grande embrouille. Elles sont soigneusement rangées dans le dernier tiroir de mon bureau. Marlène et moi préférions le téléphone qui ne laisse pas de trace. J’aimais bien Marlène. J’aurais aimé avoir avec elle d’authentiques échanges, plus de liens. La voir, la recevoir…
Elle ne m’a jamais questionnée sur la grande embrouille qui a débuté l’année de mes quinze ans. La réponse est peut-être à chercher dans certains silences. Je ne suis pas responsable de tout.
Marlène et moi avons eu l’occasion de nous rencontrer une fois. Heureux hasard ? Elle était au bras d’Édouard, à Nancy, rue Saint-Dizier. Ils se fréquentaient, comme on disait l’époque, depuis quelques mois. Elle venait d’Alsace et il lui faisait découvrir la ville. Il n’a pas pu faire autrement que de me la présenter. J’ai trouvé cette grande fille sympathique, simple et racée. Comment a-t-elle dégotté mon numéro de téléphone pour m’appeler la semaine suivante ? A-t-elle fouillé dans les affaires d’Édouard ? J’ai accueilli, sans poser de questions.
Les années ont filé. Nous échangions deux ou trois fois par an. C’est toujours elle qui appelait. Le sujet de nos conversations portait sur l’air du temps, sur les spectacles, l’actualité culturelle. Elle évoquait parfois leurs deux enfants, leurs études, leurs projets. Mais elle ne s’attardait pas sur le sujet. Peut-être par délicatesse, parce qu’elle savait que je n’avais pas d’enfants. Sut-elle qu’un temps, ma vie fut partagée avec un compagnon ? Constant eût aimé officialiser, faire de moi son épouse… C’était l’année de mes trente ans. Bien que sortie d’affaire et stabilisée, comme disaient les médecins, j’ai refusé. Lassé, il est parti. En ai-je eu du chagrin ? Je suis dans l’incapacité de le dire. Juste le cœur qui s’est figé un très bref instant. Même pas une fraction de seconde. Son sac était prêt. Il ne s’est pas retourné. J’ai entendu le claquement de la portière de son Audi. Une page se tournait. Un livre s’était refermé. Un autre ne s’ouvrirait pas.
Jamais !
Reste que cette invitation au cœur de l’été à venir au château de Gilly-lès-Cîteaux en Bourgogne m’interpelle… Est-ce une coïncidence ? Édouard ne peut oublier que je connais parfaitement les lieux. J’y ai travaillé, bien avant mon affectation comme professeur au lycée Stanislas de Nancy, l’année même de son ouverture, en 1989, et où je suis toujours. Le château-hôtel de Gilly-lès-Cîteaux fut pour moi une belle aventure formatrice qui m’a bien préparée à enseigner les arts de la table. J’ai créé un lien entre les élèves et les grands chefs. Ils ont ainsi des modèles… Il m’arrive encore d’accompagner un groupe d’élèves ou de recommander un stagiaire au maître d’hôtel, en poste sans doute jusqu’à la mort. Valère connaît trop l’histoire des lieux où il a grandi et servi.
Donc, cet été, je suis invitée…
Évidemment, si Marlène vivait encore, j’aurais davantage de renseignements. Je saurais le pourquoi du comment d’une telle invitation. Édouard précise que toute la famille sera réunie le temps d’un week-end. Le château ne sera qu’aux Baumann, Peltier et à quelques amis proches.
Tu dois sans doute être surprise, ma chère Reine [Ah, il ne va pas en remettre deux couches, mon acte de naissance, c’est Ruth-Reine], mais les années passent. Le temps est venu de faire la paix, de laisser la douceur prendre le pas. Sœur Claire-Marie-Françoise, ta tante-marraine religieuse sera là. Papa aussi. Le temps adoucit son caractère rugueux. Et même grand-mère, la vaillante Simone, bien qu’en fauteuil roulant. Les jambes se dérobent à plus de quatre-vingt-quinze ans, mais pas la tête. La tante religieuse a bien vieilli, elle est encore en forme et se réjouit de nous revoir tous avant sa rencontre avec le Très-Haut. Avant les retrouvailles avec Léonie, notre mère. C’est ce qu’elle affirme, l’œil pétillant. J’espère pouvoir compter sur toi.
Édouard
Je me laisse choir dans le fauteuil crapaud du salon. L’air me manque soudain. Il faut que je me ressaisisse. Nous sommes en avril… Le mois d’août est encore loin. J’ai le temps de réfléchir. L’embarras me gagne. La nausée me submerge. J’ai juré de ne jamais les revoir, quoi qu’il arrive. Je replie la lettre et la pose sur la cheminée. J’étais en train de lire Un grand pas vers le Bon Dieu de Jean Vautrin2, qui a reçu le prix Goncourt et que les lycéens ont couronné la même année. Pourquoi ne l’ai-je pas lu avant ? J’avais tellement pris de plaisir à lire La Dame de Berlin3, il y a deux ans. Un ouvrage qui raconte les aventures de Boro, un reporter photographe… et pour lequel quatre mains ont été nécessaires, puisque Dan Franck en est le coauteur. J’étais fort intéressée de lire Jean Vautrin quand il est seul face à la page blanche. Je le connais aussi comme scénariste et réalisateur et j’apprécie qu’il soit lorrain, puisque né à Pagny-sur-Moselle. Les jurés ont couronné un romancier déjà bien installé. C’est souvent ainsi. Pris dans le tourbillon médiatique, ils passent parfois à côté d’une grande plume et tentent de se rattraper ensuite. Marguerite Duras en sait quelque chose. Elle a attendu d’avoir soixante-dix ans pour être reconnue par cette académie. Il y avait eu un fameux loupé avec Barrage contre le Pacifique4… Elle fut tellement surprise que L’Amant5 soit distingué en 1984 qu’elle faillit refuser le prix qui venait la griffer alors que le monde entier la connaissait déjà. Un prix littéraire est à décerner à un jeune auteur. C’est le coup de pouce à une carrière qu’on pressent.
Revenons à cette invitation qui me rend perplexe.
Vais-je devoir partir à la reconquête de ces années ? Revenir à la petite fille en quête de vérité ? Tant de questions butaient sur les hauts murs de l’enfermement… Il me semble avoir déjà refait ce chemin grâce à l’écoute que j’ai reçue. Un parcours parfois chaotique. N’ai-je pas mis mon âme à nu ? L’essentiel a été trouvé pour moi… Ai-je besoin d’autre chose ?
Pourquoi Édouard dit-il qu’il est temps « de faire la paix, de laisser la douceur prendre le pas » ? Il a une idée derrière la tête ?
La mienne me tourne jusqu’à la nausée. Mon cœur bat la chamade jusqu’à me couper le souffle. Il reste un abîme à franchir sur un fil haut perché et sans filet. Au-dessus du gouffre familial. Qui jettera la passerelle pour passer d’une rive à l’autre sans craindre les foudres de cet autre Ciel que je n’espère plus.

Et si je me rendais en Bourgogne cet été ? Rien que pour les revoir tous. Simple curiosité ?
Je serai forte.
Peut-être que, mine de rien, je pourrais ainsi révéler ce que je sais, très calmement. Les rancœurs n’ont plus lieu d’être. Maintenant que le temps a passé, peut-être que d’autres langues se délieraient et, qui sait, que je pourrais tout savoir ?
Ne rêve pas, Ruth – il est bon d’être sage –, prends ce qui vient et savoure ce temps. C’est le tien dorénavant, voilà ce que je me dis ce soir avant de retourner à mes lectures chéries.
Mais ce désir de les revoir en Bourgogne est là, telle une gentille chatouille.

Informations sur le livre