June

Auteur : Emmanuelle de Boysson
Editeur : Calmann-Lévy

Au fin fond de l'Arizona, une femme affaiblie s'est réfugiée dans le ranch de son frère. À ses pieds, des malles contiennent les derniers souvenirs de son grand amour : le sulfureux écrivain Henry Miller. Après leur coup de foudre dans un dancing de Broadway, elle l'a encouragé à écrire, a été son épouse et l'a entretenu pour qu'il puisse donner naissance à son oeuvre. Elle s'appelle June Mansfield.
Tour à tour entraîneuse, serveuse ou comédienne, June n'a eu de cesse de brouiller les pistes. Sous la plume de l'auteur de Tropique du Cancer et d'Anaïs Nin, avec qui elle a formé un célèbre triangle amoureux, elle est devenue un personnage de fiction, mais n'a jamais livré sa vérité.
Emmanuelle de Boysson nous entraîne dans le New York de la Prohibition et le Paris des années 1930. Elle fait revivre cette personnalité fantasque, ô combien attachante, et recompose le puzzle d'une existence aux nombreuses zones d'ombre.
Ce roman envoûtant dévoile les failles et les amours tumultueuses de la muse d'Henry Miller.

18,50 €
Parution : Septembre 2022
234 pages
ISBN : 978-2-7021-8511-7
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Extrait

La nuit tombe sur le désert. Les ombres s’allongent. La ville au loin vacille et palpite encore. Des cow-boys galopent sur des chevaux blancs dans les bourrasques qui rugissent, soulevant la poussière et les toits des cabanes, ces ghost houses où l’on entend encore siffler les balles des chercheurs d’or. Les cavaliers approchent, à cru sur leur monture où crame un steak saignant. Là-bas, une jeep zigzague entre les canyons, à la recherche d’une âme qui vive. Annette et James, son mari, sont peut-être à bord, venus lui voler ses malles, pleines de lettres et de manuscrits d’Henry.
Depuis deux ans, June vit dans le ranch de son frère, Peter. Lui qui n’a jamais rien fichu, lui qu’elle a entretenu pendant des années comme le reste de sa famille, élève à présent des chevaux et organise des balades pour les rares touristes qui visitent ce coin perdu d’Arizona, où ne poussent que des cactus et quelques arbres aux doigts décharnés. Elle n’a plus la force de se lever tant sa hanche la fait souffrir. Les douleurs se ravivent, séquelles de multiples fractures. C’était à l’hôpital psychiatrique de Pilgrim State. Sous l’effet d’un électrochoc, elle s’était brisé les os en tombant de la table d’opération. Une chute aux origines lointaines, un malheur dont elle espère être enfin libérée.
Les chevaux hennissent. Sa main cherche à tâtons sur la table de chevet l’exemplaire de Sexus qu’Henry lui a dédicacé. Elle tourne les pages jaunies et retrouve cette phrase qui toujours lui fait monter les larmes aux yeux : « Je l’aime cœur et âme. Elle est tout pour moi. » Ne plus relire La Crucifixion en rose. Elle n’est ni Mara ni Mona, l’ange noir d’Henry, celle qui lui a offert l’enfer et le paradis, ni Julia ou Judith, les pseudos d’actrice qu’elle se donnait lorsqu’elle jouait Schnitzler ou Strindberg à Broadway, ni Juliet Edith Smerdt, ce nom de naissance qu’elle a renié afin que personne ne sache qu’elle était juive, encore moins Mme Miller ou Mme Corbett. Elle restera June Mansfield, parce qu’elle l’a choisi, en hommage à Katherine Mansfield, dont elle aimait la poésie.
La jeep a disparu. Était-ce celle d’Annette et de James ? Ils lui ont écrit qu’ils arriveraient aujourd’hui. Sans doute se sont-ils perdus. Sur les conseils d’Henry, ils lui ont rendu visite à l’hôpital psychiatrique où Peter l’a fait enfermer, lorsqu’elle a balancé sa télé par la fenêtre et écrasé un chien. Annette a tout lu d’Henry, c’est l’une de ses vieilles amies. Déjà, à l’époque, elle voulait récupérer ses papiers, des textes qui, paraît-il, seraient d’un intérêt majeur. June a prétendu que tout avait été perdu lors d’une inondation. Annette ne l’a pas crue. Henry a dû la prévenir qu’elle avait tendance à dissimuler les choses, à les travestir, à se métamorphoser. Dieu sait si ses mensonges ont été ses alliés, ses sauveurs, elle qui se les fabriquait sans scrupule, pour survivre, telle une enfant qui a besoin de protéger son monde imaginaire. Dieu sait si Henry a tenté de percer son mystère, jonglant avec le vrai et le faux. June, son obsession, son fantasme, un personnage de roman. Une vie pleine de blancs à remplir ou à laisser intacts, qu’importe, l’écrivain est un mystificateur.
Les deux malles au pied du lit, ils ne les auront pas. June a tout prévu. La paire de jumelles pour les guetter, le fusil de Peter sur le bord de la fenêtre pour leur tirer dessus. Son ultime vengeance, son bras d’honneur. Si seulement elle avait su écrire, elle aussi ! Elle aurait donné sa version des faits, depuis sa rencontre avec Henry dans un dancing de New York, en 1923, jusqu’à l’implosion du trio sulfureux qu’ils ont formé avec Anaïs Nin. June aurait raconté la misère, la bohème, les voyages et la grande saison de la nuit. Elle serait revenue sur le moment où elle a convaincu Henry d’arrêter ce travail absurde à la compagnie des télégraphes, se sacrifiant afin qu’il se consacre à l’écriture, alors qu’il n’écrivait pas une ligne, et celui où elle l’a poussé à partir à Paris, cette Ville Lumière dont elle était tombée amoureuse. Elle tente d’attraper au vol les images qui passent comme des nuages, lorsque, dans la pièce d’à côté, Peter se met à gratter sur sa guitare un air de Sidney Bechet, celui qui résonnait ce soir d’été, au dancing Amarillo de Broadway, sur la 46e, à Times Square, ce quartier de fête perpétuelle où la vie des théâtres se concentre sur une seule rue.

Elle a vingt et un ans. Elle tourbillonne, swingue, se déhanche sur le rythme endiablé d’un hot jazz, se fichant des couples qui gesticulent sur la piste et des types dégoulinants de sueur qui se frottent à elle, le temps d’un slow, pour quelques cents. Que ce soit du black bottom ou du lindy hop, elle se laisse porter par la musique, pour oublier ce qu’elle fait là et se brûler les ailes. Il y a foule à l’Amarillo, qu’on appelle aussi le Wilson’s Dancing, immense salle où elle se rend plutôt en fin de semaine, depuis quatre ou cinq ans. Entraîneuse, elle avait rêvé mieux, ne serait-ce que de décrocher un petit rôle au théâtre, pourquoi pas dans une comédie musicale ? Pas le choix. Sans elle, ses parents et ses frères dépériraient.

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