Allégeance

Auteur : Megan Devos
Editeur : JC Lattès

Dans un monde où règne l’anarchie, la loyauté envers son camp est devenue primordiale à la survie, laissant peu de place aux sentiments. Difficile dans ces conditions pour Hayden et Grace de gérer leur relation naissante. Car en préférant rester à Blackwing auprès de Hayden plutôt que retourner chez elle, Grace a tiré un trait sur les siens. Si le choix a été difficile, elle sait qu’elle doit désormais l’assumer.
Quant à Hayden, il se trouve tiraillé entre ses responsabilités et ses attaches personnelles. En tant que jeune chef du clan Blackwing, il lui incombe de répondre aux demandes de la communauté. Saura-t-il protéger les siens de leurs violents rivaux ? Peuvent-ils encore s’en remettre à lui pour prendre les bonnes décisions ?

Traduction : Fabienne Gondrand
19,90 €
Parution : Janvier 2020
340 pages
ISBN : 978-2-7096-5754-9
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Extrait

Dépendance

Grace


Les paupières closes, j’expirai profondément pour tenter de refouler la douleur qui irradiait dans ma cage thoracique. Hayden avait beau faire attention à sa manière de conduire, la moindre secousse du véhicule me faisait l’effet d’un coup de massue sur le flanc. Je gardai la tête enfouie dans mes bras pour cacher ma grimace ; Hayden n’y pouvait rien et je ne voulais pas qu’il se sente coupable alors qu’il n’avait aucun contrôle sur la situation.
Le fourgon cahota sur une bosse et je sentis un élancement transpercer mes côtes, propulsant mon souffle à travers mes mâchoires serrées. De ma main posée sur l’épaule de Hayden, j’empoignai son T-shirt pour affronter une nouvelle salve, et je sentis le véhicule ralentir un peu.
Ce n’était qu’une fois à bord du fourgon que j’avais remarqué la douleur. Jusqu’alors, l’adrénaline générée par le combat et les encouragements de Hayden l’avaient voilée. Mais à présent, il m’était impossible d’ignorer la brûlure acérée qui rongeait mes côtes. Je sentais la chaleur humide et gluante de mon sang qui collait mon T-shirt à mon ventre, mais c’étaient mes côtes qui me faisaient le plus souffrir.
Le souffle court, je sentis le fourgon manœuvrer entre les arbres. Nous étions donc presque arrivés à Blackwing. Je sursautai au contact d’une main posée sur mon dos, et la douleur rayonna aussitôt à travers tout mon corps.
— Tu ne te sens pas bien ? s’inquiéta Malin à côté de moi, d’une voix à la fois soucieuse et déconcertée.
Au début, les autres non plus ne s’étaient pas rendu compte que j’étais blessée. Enfin sauf Hayden.
Je parvins à peine à répondre d’un grognement, tout en hochant lentement la tête, le visage toujours enfoui entre mes bras, le buste incliné contre le siège de Hayden. Je sentais son corps tendu sous ma main. Seul son contact m’empêchait de perdre pied et de laisser la douleur me submerger.
— Non, elle ne se sent pas bien, répondit Hayden d’un ton sec.
Il marmonna autre chose que le bruit du moteur engloutit. Sa voix courroucée cachait une véritable inquiétude. Mon cœur se mit à battre la chamade. Mais un nouveau soubresaut provoqué par le ballottement du fourgon me coupa le souffle.
Au bout d’un laps de temps insoutenable, Hayden finit par immobiliser le véhicule. J’entendis qu’on ouvrait ma portière, mais j’arrivai à peine à soulever la tête. Le sang me monta au visage et je me tournai vers lui, vaseuse. Hayden posa les yeux sur moi, qui glissèrent jusqu’à la tache rouge sur mon flanc, puis passa un bras sous mes genoux et l’autre dans mon dos. Il m’extirpa aisément du fourgon.
— Hayden, je vais bien, mentis-je en clignant des yeux pour recouvrer mes esprits.
Ses bras me tenaient fermement contre sa poitrine. Il se mit en marche et, malgré mes dénégations, j’enroulai automatiquement mes bras à son cou.
— Non, tu ne vas pas bien, contra-t-il d’une voix douce.
Derrière nous, le moteur du fourgon continuait à tourner, les autres avaient dû rester à bord. Hayden ne leur avait pas adressé un seul mot avant de m’emporter.
— Non…
— Grace, nom de Dieu, tu ne vas pas bien, répéta-t-il énergiquement.
Je me représentai ses sourcils froncés, même si ma tête était retombée contre son épaule tant la douleur me donnait des vertiges. Je me sentais pitoyable à me laisser porter de la sorte. Il m’était pourtant arrivé d’endurer pire calvaire et de m’en sortir seule. J’étais parfaitement capable de prendre soin de moi.
C’est en tout cas ce dont j’essayais de me convaincre tandis que Hayden poursuivait sa route. La chaleur de son corps me parvenait à travers ses vêtements, tout comme les battements de son cœur, ma tête contre son épaule. Impuissante, je sentis qu’il ouvrait une porte, nous dérobant aux rayons du soleil.
— Docc ! cria-t-il d’une voix stridente qui me fit sursauter et grimacer de douleur. (Hayden s’en aperçut :) Merde, désolé.
— Pas grave, marmonnai-je en plissant les paupières.
Je sentis son pouce caresser légèrement mon épaule et son contact délicat atténua imperceptiblement ma torture.
— Que s’est-il passé ? interrogea Docc en surgissant à notre hauteur.
— Elle a essayé de s’en prendre à trois Brutes toute seule, expliqua Hayden.
— Oh, Grace, souffla Docc d’une voix à la fois désapprobatrice et impressionnée. Installe-la sur le lit, Hayden.
— Je vais te déposer, d’accord ? murmura ce dernier.
Sa voix me semblait très proche. En ouvrant les yeux, je découvris son visage à quelques centimètres du mien, ses traits tirés par l’inquiétude. Ses yeux verts étincelants se rivèrent sur les miens, et son front se plissa.
— D’accord, acquiesçai-je faiblement.
Je détestais le chevrotement de ma voix, je détestais qu’il me voie dans cet état : faible, vulnérable, tout ce que je me donnais tant de mal à ne pas être. En tant que fille, c’était déjà difficile d’être prise au sérieux. Cela devenait pire encore quand on était une fille blessée qu’il fallait porter jusqu’à l’infirmerie. Pourtant, je ne décelai pas la moindre once d’apitoiement dans l’œil de Hayden tandis qu’il m’allongeait délicatement sur le matelas. Il garda les bras autour de moi jusqu’à ce que je sois bien installée, et ne les retira qu’après que je lui eus adressé un petit hochement de tête.
— Tu as mal où ? demanda Docc d’une voix calme en posant ses grands yeux bruns sur moi.
Hayden ne me lâchait pas du regard et j’avais du mal à me concentrer sur autre chose. L’instant sembla s’éterniser et Docc dut répéter sa question avant que je parvienne enfin à tourner mon attention vers lui.
— Tu as mal où, mon petit ?
Je clignai des paupières et portai mon regard sur lui.
— Aux côtes, flanc gauche, dis-je avec une grimace en lui montrant du doigt la zone concernée.
À cet endroit-là, mon T-shirt était imbibé de sang. Docc se pencha sur moi.
— Je vais devoir découper ton T-shirt pour nettoyer. Hayden, si tu veux bien attendre de…
— Non ! bafouillai-je aussitôt. (J’avalai ma salive avant de poursuivre :) Hayden peut rester.
Docc me dévisagea un instant. Son œil brilla d’une lueur de reconnaissance, puis il hocha la tête lentement.
— Très bien, mon petit.
Il s’éclipsa quelques instants pour aller chercher son matériel, et mon regard se posa de nouveau sur Hayden. Il se pencha sur le lit, les mains à plat, doigts écartés sur le fin matelas à quelques centimètres de ma main. Je songeai soudain qu’il n’avait peut-être pas envie de rester, contrairement à ce que je venais de dire à Docc.
— Tu, euh, tu n’es pas obligé de…
— Tais-toi, Grace. Je reste, dit-il doucement en secouant la tête.
En sentant sa main sur la mienne, je retins mon souffle. Ses doigts s’entrelacèrent aux miens et il la souleva délicatement. Mon cœur se mit à papillonner et la douleur me parut soudain moins insurmontable. Le retour de Docc mit un terme à cette parenthèse. Ses yeux se posèrent sur nos mains jointes, mais il ne fit aucun commentaire.
— Tiens, avale ça, dit-il en me tendant un comprimé et une bouteille d’eau. Pour la douleur.
Je m’exécutai. Je sentis le métal froid des ciseaux que Docc était allé chercher pour découper mon T-shirt. En un clin d’œil, je me retrouvai en soutien-gorge et en short. Docc était très professionnel, et Hayden m’avait vue comme ça, voire encore plus intimement, un nombre incalculable de fois.
Docc se mit à tâter mes côtes. Je grimaçai de douleur et résistai à l’envie de regarder. Mon expérience des blessures m’avait appris que regarder ne faisait qu’empirer la souffrance ; mieux valait éviter d’altérer son jugement. Je restai donc le regard fixé sur Hayden, qui n’avait pas détourné les yeux un seul instant. Son pouce caressait délicatement le mien, et il me serrait la main pour m’encourager.
— Est-ce que c’est l’entaille qui te fait mal ? demanda Docc.
Je sentais qu’il nettoyait le sang, et la gaze imbibée de désinfectant déclencha une douleur cinglante.
— Non.
L’estafilade me faisait mal, mais elle n’était pas différente de celles que j’avais pu subir par le passé. La douleur qui me taraudait était profonde et sourde. Rien à voir avec une coupure.
— Hum, fit Docc.
Il continuait à ausculter mes côtes. À force, je ne pus m’empêcher d’y jeter un œil. J’étouffai un cri en découvrant la blessure et une nouvelle décharge de douleur m’ébranla. Une longue entaille irrégulière déchirait tout mon flanc, depuis l’avant de ma cage thoracique jusqu’au bas de ma poitrine, sur une dizaine de centimètres, et saignait plus abondamment que je ne l’aurais pensé. La plaie n’était pas particulièrement profonde, mais sa taille était impressionnante.
En revanche, l’hématome d’un violet foncé qui s’étendait déjà sur mon thorax était plus préoccupant. Une contusion de la sorte ne présageait rien de bon, tel que je le craignais depuis le début.
— Côte cassée, marmonnai-je en évaluant la situation en même temps que Docc.
Et comme je pouvais m’y attendre, la douleur redoublait d’intensité, à présent que j’avais posé les yeux sur la blessure.
— J’en ai bien peur, confirma Docc calmement.
Des doigts, il exerça une légère pression de part et d’autre de ma cage thoracique. De nouveau je grimaçai en étouffant un cri.
— Arrête ! intervint Hayden.
Docc leva les yeux de ma plaie pour scruter Hayden.
— Tu lui fais mal, s’empressa d’ajouter Hayden en soutenant son regard.
J’étreignis sa main et le regardai à mon tour. Le front barré d’inquiétude, il détacha les yeux de Docc pour les poser sur moi.
— Tout va bien, le rassurai-je.
Une vague d’inquiétude traversa ses traits et il poussa un profond soupir.
— Tu devrais peut-être attendre dehors, fiston, suggéra Docc avec douceur.
Je savais qu’il allait encore devoir me faire mal en me manipulant, tout comme il savait que Hayden n’avait pas envie d’en être témoin.
— Non, répondit Hayden d’une voix ferme. Je reste.
— Très bien, soupira Docc. Sache qu’elle va encore avoir mal, alors si tu restes, c’est pour la soutenir, pas pour m’ordonner d’arrêter.
Hayden fronça les sourcils. Puis il opina du chef.
— Bien. À présent, Grace, je vais un peu tâter la zone, et tu vas me dire à quel endroit la douleur est la plus forte.
— O.K., acquiesçai-je avant de prendre une grande inspiration.
Hayden me caressa la main et je hochai la tête pour signifier que j’étais prête.
Docc fit glisser les mains sur ma cage thoracique, à la recherche de fragments d’os saillants. La pression exercée était pénible, mais pas insupportable. Il appuya à trois ou quatre reprises jusqu’à ce que ses doigts atteignent une zone qui m’arracha un cri étouffé.
— Ici, soufflai-je tandis que mon corps entier tremblait.
À côté de moi, Hayden poussa un grand soupir et je sentis son autre main se poser doucement sur mon épaule. Du bout du pouce, il caressa ma peau, ce qui eut pour résultat de détourner brièvement mon attention de la douleur.
— Très bien, fit Docc d’une voix égale en notant la zone concernée avant de poursuivre. Dis-moi si ça recommence.
Je hochai la tête en silence tout en essayant d’écarter la gêne. Je sentis ses doigts glisser le long de mes côtes, mais la douleur fulgurante ne se manifesta plus. Il termina enfin son auscultation et je rouvris les yeux. Je les posai sur Hayden, qui me dévisageait, avant de regarder Docc.
— Alors ? demandai-je même si j’avais peur qu’il me confirme ce que je devinais déjà.
— Tu as de la chance, dit-il lentement en rassemblant le nécessaire pour recoudre la plaie. C’est difficile à dire sans radio, mais je dirais que tu t’es cassé une seule côte. La fracture a l’air nette et devrait se consolider correctement. Mais tu vas avoir sacrément mal pendant plusieurs jours avant que ça s’arrange.
Je poussai un soupir de soulagement. Une côte cassée, ça n’était pas si mal, surtout si la fêlure était propre. Les fractures fragmentaires étaient autrement plus dangereuses, car elles pouvaient endommager les organes internes. J’avais du pot d’avoir échappé à ça.
— Malheureusement, on ne peut pas poser d’attelle sur une côte. Tu vas avoir besoin de repos pendant plusieurs semaines avant que ça guérisse, continua Docc.
Sans me prévenir, il versa du désinfectant sur ma blessure. Je poussai un sifflement de douleur. La main de Hayden se referma autour de la mienne comme si lui aussi avait ressenti l’élancement.
— C’est plutôt une bonne nouvelle, concédai-je les dents serrées.
Docc palpait les contours de la plaie qu’il allait suturer. Je savais bien qu’on ne pouvait rien faire quand on avait une côte cassée, donc ce n’était pas vraiment une grande surprise.
Hayden reprit la parole pour la première fois depuis que Docc l’avait rabroué :
— Donc elle va s’en sortir ?
— Oh oui, répondit Docc en se concentrant sur ma blessure. Prête pour les points de suture ?
Je hochai la tête et crispai les mâchoires, parée à encaisser la douleur familière qui m’attendait au bout de l’aiguille. Sachant que les produits anesthésiants étaient une denrée rare, je ne songeai pas un instant à en demander. N’étant pas originaire de Blackwing, je n’allais pas solliciter ce qui ne m’appartenait pas.
Je tournai la tête vers Hayden. Il me lança un regard désolé et se pencha vers moi. Sa main remonta le long de mon cou pour se poser sur mon visage. Le bout de ses doigts caressait les cheveux sur ma nuque tandis que son pouce effleurait délicatement ma joue.
— Regarde-moi, dit-il doucement. En un clin d’œil, ça sera fini.
Je hochai la tête et m’appliquai à respirer régulièrement. Je me concentrai sur la présence de Hayden à côté de moi, et ce qu’elle m’apportait, alors que rien ne l’obligeait à rester. J’avais beau vouloir être forte et indépendante, je devais reconnaître que la bienveillance d’un autre, résolu à m’apporter son soutien, était la bienvenue. Moi qui étais habituée à tout régler toute seule, c’était vraiment étrange de sentir que quelqu’un se souciait de moi.
Même à Greystone, la seule personne sur laquelle je me reposais était mon père. Quoi qu’il arrive, Celt était là pour moi, dans la mesure du possible, mais sa position au sein du camp limitait le temps qu’il pouvait me consacrer et m’empêchait de voir en lui un soutien constant.
Mon frère, quant à lui, avait toujours été trop brutal, trop impétueux pour m’apporter autre chose qu’une assistance sur le terrain, et je n’avais pas le souvenir d’une seule conversation avec lui qui fut à propos d’autre chose que de la violence.
Leutie avait été ma meilleure amie, mais elle était trop fragile pour que je puisse compter sur elle. C’était systématiquement moi qui lui venais en aide, et elle qui s’appuyait sur moi, pas l’inverse. Elle aurait vraisemblablement été là pour moi, si j’en avais ressenti le besoin, mais la situation ne s’était jamais présentée.
En cet instant, tandis que l’aiguille perforait ma peau pour refermer ma plaie, j’avais besoin de Hayden. Pour tenir le coup, j’avais besoin de sentir l’une de ses mains sur mon visage, l’autre qui tenait la mienne, et ses yeux posés sur moi. J’avais besoin qu’il me rassure et me soutienne, quand bien même j’avais peur de l’admettre. Je savais que c’était une erreur, mais j’avais besoin de lui.

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