Festin Sauvage

Auteur : Adrienne Brodeur
Editeur : JC Lattès

Par une chaude nuit d’août à Cape Cod, Adrienne, quatorze ans, est réveillée par Malabar, sa mère, avec ces cinq mots qui bouleverseront leurs vies pour toujours : « Ben Souther vient de m’embrasser. »
Adrienne devient alors la confidente et complice de sa mère durant toute sa liaison secrète avec le meilleur ami de son mari. Une liaison qui aura des conséquences terribles pour tous ceux qui y seront mêlés. Ce n’est que des années plus tard qu’Adrienne trouvera la force d’affronter Malabar et de commencer à vivre selon ses propres désirs.
Autofiction brillante et intemporelle, Festin sauvage est aussi une formidable histoire de résilience, qui rappelle que l’on peut être des parents différents de ceux qu’on a eus.

Traduit de l'anglais par Laurence Kiefé
21,90 €
Parution : Janvier 2020
300 pages
ISBN : 978-2-7096-6242-0
Fiche consultée 36 fois

Extrait

Au Cape Cod, par une chaude soirée de juillet 1980, Ben Souther poussa la porte de notre maison en bord de mer et salua la famille avec son habituel « Comment va ! » plein d’enthousiasme. Âgé à l’époque d’une soixantaine d’années, Ben avait une épaisse tignasse blanche et des mains calleuses, qui révélaient son amour pour les activités en extérieur. Je l’observai de l’entrée taper d’une main le dos de mon beau-père, Charles Greenwood, et de l’autre brandir un sac d’épicerie en papier brun dont les angles s’arrondissaient de taches humides.
— Voyons voir ce que tu sauras faire de ça, Malabar, déclara Ben à ma mère debout dans l’entrée à côté de son mari.
Il lui fit la bise en lui tendant le paquet prêt à couler. Ma mère emporta le sac dans la cuisine, le posa sur le plan de travail et l’ouvrit pour regarder ce qu’il y avait dedans.
— Des pigeonneaux, annonça-t-il fièrement en se frottant les mains. Une douzaine. Plumés, nettoyés, je leur ai même coupé la tête pour toi.
Ah. Cette humidité, c’était donc du sang.
Je jetai un coup d’œil à ma mère, dont les traits n’exprimaient pas le moindre dégoût, non, elle était ravie. Sans aucun doute, elle était déjà en train de faire ses calculs, évaluant la température et le temps nécessaires pour obtenir une peau croustillante et optimiser les goûts sans dessécher la viande. Ma mère reprenait vie dans la cuisine – c’était la scène dont elle était la star.
— Eh bien, je dois dire que c’est un beau cadeau, Ben, dit-elle en riant.
Elle regarda longuement Ben. Malabar avait la dent dure. Il fallait savoir entrer dans ses bonnes grâces, un processus qui pouvait prendre des années et qui pouvait, aussi, ne jamais se produire. Ben Souther, je m’en rendais compte, venait de marquer un point.
La femme de Ben, Lily, le suivait de près ; elle tenait un bouquet de fleurs cueillies dans leur jardin de Plymouth et un sac de cresson sauvage, fraîchement récolté sur les bords de leur ruisseau, poivré comme Malabar l’adorait. Lily avait une dizaine d’années de plus que ma mère, elle était menue et jolie de façon banale, avec des cheveux bruns grisonnants et un visage ridé, révélateur de son pragmatisme Nouvelle-Angleterre et de son absence totale de vanité.
Charles restait à l’écart, souriant de toutes ses dents. Il adorait la compagnie, les repas savoureux et les histoires du passé ; ce week-end avec son vieux copain Ben et Lily, sa femme, promettait tout cela en abondance. Je connaissais les Souther depuis que j’avais huit ans, quand ma mère avait épousé Charles. Je les connaissais comme un enfant connaît les amis de ses parents, c’est-à-dire pas très bien et avec indifférence.
J’avais quatorze ans.
*

L’apéritif, un rituel sacré chez nous, démarra tout de suite. Selon leur habitude, ma mère et Charles commencèrent tous deux par un verre de bourbon on the rocks, en prirent un deuxième avant de passer à leur cocktail préféré, qu’ils appelaient « le chargeur de batterie » : un dry Manhattan avec un zeste de citron. Les Souther suivaient le rythme des parents, égalisant le nombre de verres. Tous les quatre déambulaient en bavardant, leurs cocktails à la main, du salon à la véranda ; au bout d’un moment, ils traversèrent la pelouse jusqu’à l’escalier de bois qui descendait sur la plage. Là, ils profitèrent à plein de l’abondance pélagique qui s’offrait à eux : un air saumâtre, un ciel que le crépuscule teintait de rose vif, l’ambiance donnée par les bateaux amarrés, les mouettes et les vagues au loin.
Peter, mon frère aîné, fit son entrée après une longue journée de travail ; il s’était fait embaucher à Wellfleet sur un bateau de pêche à louer. Seize ans, blond et bronzé, les lèvres gercées par trop de soleil et de sel. Ben et lui discutèrent bar rayé – ce qu’ils mangeaient (des lançons), où ça mordait (après les bancs de sable mais encore assez près du bord). Il était évident pour eux que ce type de sport, avec ses appâts ordinaires et ses super lignes de pêche, ce n’était pas le vrai truc. Ben était un pêcheur digne de ce nom. Il montait lui-même ses mouches et partait tous les ans en Islande et en Russie pêcher dans les eaux les plus cristallines du monde. Dans sa vie, il avait déjà pris et relâché plus de sept cents saumons et son objectif était d’atteindre le millier. N’empêche, un jour sur l’eau c’était toujours un jour sur l’eau, même s’il fallait le passer en compagnie de touristes qui sifflaient bière sur bière.
— Quand est-ce qu’on mange, maman ? demanda Peter.
Mon frère était perpétuellement affamé, toujours impatient.
Il n’en fallut pas davantage pour que tout le monde se rapatrie dans la maison. Nous savions ce qui allait suivre.
Ma mère alluma les lumières dans la cuisine, se rinça les mains puis entreprit de déballer les oiseaux sans tête ; elle les aligna sur le plan de travail et sécha tous leurs creux avec un torchon propre. Nous autres, on s’installa sur les solides tabourets à haut dossier, les coudes sur le comptoir en marbre vert, d’où nous avions une vue imprenable sur Malabar en pleine action. Juste devant nous, des herbes aromatiques – basilic, coriandre, thym, origan, menthe – sortaient d’un vase comme un bouquet de fleurs. Une plaquette de beurre s’était ramollie jusqu’à former une masse luisante. Une gousse d’ail géante attendait le couteau maternel. Derrière nous s’étendait le salon, entouré de portes-fenêtres coulissantes offrant une vue panoramique sur Nauset Harbor, où des îlots de spartine et des bancs de sable étaient visibles à marée basse. Au-delà du port, il y avait la plage, une bande de sable kaki ponctuée de dunes qui la protégeaient de l’Atlantique. De temps en temps, ma mère relevait le nez, cessant d’éplucher, de couper et de touiller pour regarder autour d’elle et sourire avec satisfaction.
Ma mère venait dans cette ville de Cape Cod depuis qu’elle était jeune. Orleans est situé au coude de ce qui, vu du ciel, ressemble à un gigantesque bras s’enfonçant dans l’Atlantique sur cent kilomètres de long avant d’amorcer un repli vers le continent à la hauteur de la main en pince de Provincetown. Quand elle était enfant, Malabar vivait à Pochet ; quand elle était mariée avec mon père, elle possédait un minuscule cottage à Nauset Heights ; et quelques années auparavant, sans nul doute avec l’aide de Charles, elle avait acheté un petit hectare en front de mer. Une fois propriétaire de cette maison, elle l’avait fait rénover de fond en comble et il n’y avait rien d’étonnant à ce que la cuisine fût la pièce ayant la plus belle vue.
Si l’idée d’une femme dans la cuisine fait surgir pour vous l’image d’une douce maîtresse de maison avec un tablier à volants ou d’une mère désenchantée qui remplit consciencieusement son devoir en nourrissant sa petite famille, vous vous trompez de femme et de cuisine. Ici, dans la dernière maison au bout d’une route sinueuse menant à la plage de la baie, la cuisine est le poste de commandement central et Malabar son général cinq étoiles. Bien longtemps avant que les cuisines ouvertes soient à la mode, elle était convaincue qu’il fallait glorifier les cuisiniers et ne pas les reléguer dans des pièces surchauffées à travailler dur derrière des portes closes. C’était dans cette cuisine qu’on lançait des meringues sur des mers de crème anglaise, qu’on déposait des figues préalablement réduites sur des blocs de foie gras parfaitement saisis et qu’on assaisonnait avec habileté des salades cresson-endives à l’huile d’olive et au sel de mer.
Ma mère suivait rarement des recettes. Elle n’en avait guère l’usage. Comprendre l’alchimie des aliments, c’était dans ses gènes, elle n’avait besoin que de son palais, de son instinct et de l’extrémité de ses doigts. Une goutte de sauce au goût intense posée sur le bout de sa langue lui suffisait pour déceler le moindre parfum de cardamome, un fragment de zeste de citron, la trace d’un ingrédient ajouté en coulisses. Elle avait un don inné pour la composition et l’élaboration, sans rien ignorer des fonctions de la température. Elle était aussi extrêmement consciente du pouvoir de ce talent, surtout sur les hommes. Armée de couteaux aiguisés, d’épices odorantes et du feu, ma mère était capable de créer des festins dont les arômes auraient suffi à attirer des navires remplis d’hommes contre des rochers, d’où elle se serait délectée à les regarder plonger dans l’abîme. La mythologie grecque m’avait tout appris sur les sirènes et j’étais émerveillée par les pouvoirs de ma mère.
*

On alluma les bougies, de quoi éclairer la pièce, et le couinement réjouissant des bouchons annonça que le dîner était prêt. On était six autour de la table et on entama les hors-d’œuvre : des palourdes à coque molle cuites à la vapeur que ma mère et moi nous avions ramassées à marée basse sur un banc de sable près de la maison, un peu plus tôt dans la journée. Il fallait ouvrir les coques, dégager la peau de leurs cous allongés, plonger leurs corps dans du bouillon chaud et du beurre fondu puis les manger. Une explosion d’océan.
Vint ensuite la pièce de résistance1 : les pigeonneaux de Ben, servis en toute simplicité, familialement, sur une énorme planche à découper avec des rigoles pour recueillir les jus abondants. À l’aide de longues pinces, Malabar déposa un petit pigeon dans chaque assiette. Rôtie à point, la viande était tendre et soyeuse, à grain fin et plus riche que je ne m’y attendais. La peau était grasse, comme celle du canard, et aussi croustillante que du bacon. En accompagnement, ma mère avait préparé un savoureux pudding de maïs, un carambolage de noix, d’œuf et de crème, qu’elle répartit dans les assiettes. Les saveurs étaient complémentaires, sucré-salé, avec une certaine succulence qui tendait vers la fermentation.
À la première bouchée, ma mère fit entendre un gémissement de satisfaction. Elle ne dissimulait jamais le plaisir qu’elle prenait aux fruits de son labeur.
— Ça, dit Ben en fermant les yeux, c’est la perfection même.
Assis à côté de Malabar, il posa le bras sur le dossier de sa chaise.
— À la santé du chef ! dit-il en levant son verre.
— À Malabar, appuya Lily.
Tout le monde trinqua. Mon beau-père, radieux, dit « À ma douce ». Charles adorait ma mère, sa deuxième épouse qui avait près de quinze ans de moins que lui. Quand ils s’étaient rencontrés chez des amis communs, ils étaient tous deux mariés mais ils étaient tombés amoureux. Charles appréciait que ma mère l’ait soutenu pendant les rebondissements de son divorce et la série d’attaques débilitantes dont il avait souffert juste avant leur mariage ; attaques qui l’avaient laissé partiellement paralysé du côté droit. Il marchait désormais en traînant la jambe et il avait appris à écrire et à manger avec la main gauche.
*

Charles et Ben étaient amis d’enfance, réunis par l’amour partagé qu’ils portaient à la ville de Plymouth où Ben, descendant direct des Pèlerins du Mayflower, vivait et où Charles avait passé les étés de sa jeunesse. Ils formaient un duo improbable – Charles toujours dans la lune, Ben tellement physique – mais leur amitié avait prospéré au fil des années. Ils n’avaient que six mois de différence mais l’intense et magnétique Ben paraissait infiniment plus jeune. Chasseur, pêcheur, écolo – en plus d’être un homme d’affaires à succès –, Ben possédait un savoir encyclopédique sur la nature et il le partageait avec beaucoup d’enthousiasme. Pendant le dîner, je le bombardai de questions : Comment se reproduisent les limules ? Qu’est-ce qui provoque la migration annuelle des harengs au printemps ? Comment les quahogs2 pondent-elles leurs œufs ?
J’avais beau essayer de le coincer, ça ne marchait pas. Répondre aux questions sur l’environnement et sur la faune, c’était son truc dans les dîners en ville.
Tandis que nous dévorions à belles dents, Ben nous apprenait tout sur les pigeons, dont il faisait l’élevage depuis plus de trente ans.
— Savais-tu que les bébés sont couvés et nourris par leurs deux parents ? dit-il en me brandissant sous le nez un petit pilon.
— Alors, ils sont, euh, comme les pigeons des villes ? demandai-je, curieuse de savoir si c’était les mêmes bestioles sinistres que je connaissais de New York, où j’étais née et où mon père habitait toujours.
— Oui et non. Les pigeons et les colombes sont de la même famille, les colombidés, répondit Ben en me prenant par le bras. Les oiseaux que nous élevons sont des colombes blanches.
— Oh, quand elles volent, c’est tellement beau, Rennie, intervint Lily. Il faudra que tu viennes chez nous voir ça par toi-même.
— Ça me plairait beaucoup, dis-je en regardant ma mère.
Celle-ci m’accorda sa permission d’un mouvement de la tête.
— Alors, comment tu les tues, exactement ? s’enquit Peter.
Ben tordit un tout petit cou invisible.
*

La soirée se poursuivit, électrique et pleine de petites surprises. Ben était un homme vigoureux qui s’exprimait avec les mains en expliquant les choses à fond mais il savait aussi écouter avec intensité quiconque parlait. Pendant le repas, je remarquai que son regard venait souvent se poser sur ma mère. Elle semblait ravie de ces attentions et secouait la tête comme un petit cheval en riant facilement. Alors que je l’observais enfoncer sa fourchette dans le dôme de son pudding au maïs, elle releva la tête pour voir si Ben regardait. C’était le cas. Elle m’adressa un sourire furtif et me versa un verre de vin. Puis elle en versa un à Peter.
— Le pinot s’accorde parfaitement avec le pigeonneau, déclara-t-elle, comme si nous avions l’habitude d’apparier les vins et les aliments.
Devant mon air surpris, elle haussa les épaules, amusée.
— Si nous vivions en France, tu boirais du vin au dîner depuis l’âge de huit ans !
Ben eut un rire approbateur et ma mère l’imita, un rire de gorge.
Charles et Lily, sans se laisser démonter par mon verre de vin ni par le badinage de leurs époux respectifs, éclatèrent eux aussi de rire.
Ce soir-là, tout était tellement drôle.
*

Vers 21 heures, je commençai à avoir la bougeotte. Même avec les ventilateurs, il faisait une chaleur désagréable dans la salle à manger et j’avais l’arrière des cuisses collé à la chaise. Je jetai un œil à la pendule du grand-père. Où est-il ? Quand on frappa enfin à la porte, je lançai à mon frère un coup d’œil suppliant. Il ne bougea pas de son siège.
Je t’en prie, implorai-je en haussant les sourcils. Vas-y. Rien de plus.
Peter leva les yeux au ciel en haussant les épaules d’un air peu convaincu puis il céda et se dirigea vers la porte.
— Si tu veux bien m’excuser ? demanda-t-il à ma mère. J’ai besoin d’air frais.
Elle acquiesça, sans prêter vraiment attention à ce qu’il demandait.
Quand je me levai pour débarrasser mon assiette, j’avais la tête qui tournait à cause du vin. Je fonçai à l’étage me brosser les dents et les cheveux puis je me précipitai vers la porte en ralentissant sur les derniers mètres pour avoir l’air calme.
Mon frère et notre voisin Ted prenaient le frais sur la véranda. Nous connaissions tous la manœuvre : Peter dit bonne nuit et rentra dans la maison tandis que Ted et moi, nous faisions le tour pour descendre l’escalier jusqu’au rivage. Nous n’avions pas grand-chose à nous dire, ce garçon et moi, alors nous ne parlions pas. On marcha jusqu’à notre endroit habituel, on s’allongea sur le sable rêche et on commença à se peloter, comme on le faisait tous les soirs depuis près d’une semaine.
Un couple passa devant nous, main dans la main, sans déceler notre présence derrière eux dans le sable ; ils allèrent s’installer contre un rocher au bord de l’eau pour admirer le reflet de la lune sur la crique. Généralement, dès que quelqu’un survenait, nous nous séparions mais, cette fois, Ted mit un doigt sur ses lèvres, m’enjoignant de ne rien dire et puis, d’un geste, remonta mon débardeur par-dessus mes seins. Sidérée par cette initiative inattendue, je ne bougeai pas. Le visage souriant de Ted, illuminé par le clair de lune, rayonnait de désir et d’avidité. Ses yeux se régalaient de ma poitrine. Des poils blond foncé dépassaient de ses aisselles et les muscles de ses épaules tressaillaient. Puis il se lança – d’abord un sein puis l’autre, serrant et relâchant, de quoi faire naître des étincelles dans ma poitrine et une chaleur entre mes cuisses.

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