Les corps conjugaux

Auteur : Sophie de Baere
Editeur : JC Lattès

Fille d’immigrés italiens, Alice Callandri consacre son enfance et son adolescence à prendre la pose pour des catalogues publicitaires et à défiler lors de concours de beauté. Mais, à dix-huit ans, elle part étudier à Paris. Elle y rencontre Jean. Ils s’aiment intensément, fondent une famille, se marient. Pourtant, quelques jours après la cérémonie, Alice disparaît. Les années passent mais pas les questions. Qu’est-elle devenue ? Pourquoi Alice a-t-elle abandonné son bonheur parfait, son immense amour, sa fille de dix ans ?

Portrait de femme bouleversant, histoire d’un amour fou, secrets d’une famille de province : ce texte fort et poétique questionne l’un des plus grands tabous et notre part d'humanité.

Nous sommes désormais mari et femme. Notre grande fille Charlotte nous sourit, béate. Plongeant mes lèvres dans ton cou, je savoure les applaudissements. Ivre de l’instant, je ne vois pas la figure mouchetée de Silvia, ses yeux exorbités, sa peau virant à la terreur, son corps de pierre qui se met à trembler en dedans. Je ne vois pas cette mère forteresse qui semble avoir percuté un fantôme. Je ne sais pas encore que, quelques jours après mon mariage, ce fantôme m’obligera à quitter ma belle vie, à disparaître pour de bon.

20,00 €
Parution : Janvier 2020
336 pages
ISBN : 978-2-7096-6617-6
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Extrait

21 juillet 1983. Cette date est ancrée en moi comme une écharde qu’on garde et qu’on prend plaisir, de temps à autre, à regarder suinter.

Ce 21 juillet, c’est la fête de la pomme. Jour de grande affluence et de beaux atours. Partout, autour de leurs vitrines et derrière leurs comptoirs, les commerçants s’affairent. On entend les trompettes de la fanfare retentir au loin, les gradins métalliques font face à l’hôtel de ville.
À la buvette, on sert cidres, bières, liqueurs et autres alcools aromatisés à la pomme. Les stands de barbe à papa, tir à la carabine et machines à pinces ne désemplissent pas. Par la fenêtre des vestiaires, je peux voir trois poneys shetland tourner sans discontinuer leurs ventres efflanqués autour d’un poteau rouge et blanc. Les festivités ont débuté le vendredi matin et doivent prendre fin le dimanche soir avec la chorale des écoliers et le feu d’artifice.
L’élection de Miss Sainte-Geneviève est imminente. Comme chaque année, le samedi en fin d’après-midi, au milieu des décors préparés de longue date par les associations, la Miss et ses deux dauphines vont défiler avec le maire sur un char empli d’enfants déguisés en pommes de toutes variétés. Miss Sainte-Geneviève verra bientôt sa photographie publiée à la Une dominicale du journal local et durant toute l’année, elle assistera aux manifestations les plus emblématiques de la ville. Salon des associations. Foire aux vins de pays. Grande soirée du Football Club.

15 heures. À intervalles réguliers, je regarde l’horloge du vestiaire. Pendant que maman tire sur ma robe, Josette, ma marraine, frotte mes boucles laquées au souffle chaud du sèche-cheveux. Yeux clairs ombrés d’un khôl noir, bouche lustrée de carmin, blondeur rehaussée de quelques mèches presque blanches : ma beauté est à son pinacle. Au milieu des têtes brunes de la famille, mon étrange parure d’or sortie de nulle part ravit ma mère. Elle répète souvent que les blondes aux yeux clairs séduisent plus que les autres. Elle dit : Les blondes s’intègrent. Les blondes réussissent.
Maman est euphorique à l’idée de m’exhiber au cœur de cette foire. Brûlant de me voir infiltrer la horde de jeunes Miss érigées en icônes locales, elle papillonne, passe d’une retouche cheveux à une retouche vernis. Depuis toujours, ma mère a foi en ma beauté. Dans notre salon dédié aux trophées, les fanions et cocardes sont punaisés sur la tapisserie et, dans l’étagère vitrée, mes écharpes de Miss côtoient les coupes rapportées, lors des concours canins, par Mimi, la chienne York de la famille.
Depuis de nombreuses années, maman me prépare à gravir les échelons de la beauté et de la célébrité. Elle court tous les castings du coin pour mettre en valeur sa poupée. Catalogues de vente par correspondance, publicités pour grande surface, concours de beauté. Rien ne lui échappe. Son Alizia s’expose. Et depuis que j’ai des seins et des fesses de femme, la séduction se mue chez moi en seconde peau. En mantra.

Dans ma tenue et mon corps d’apparat, je crois que j’ai de la chance. Je crois que ma mère a raison, que ma place est avec ce chapelet de chairs dénudées qui se tortille sur les podiums. Avec les années, j’ai appris à mépriser mes camarades flanquées de leurs cartables et de leurs jeans informes. J’ai appris à être au service de mon attrait et des hommes. Elle dit que c’est cela qui me fera sortir de mon trou. Ne plus être une fille d’ici. Devenir quelqu’un.
L’élection de Miss Sainte-Geneviève ne doit être qu’une mise en bouche et, depuis plusieurs semaines, maman boursoufle mon crâne de mille promesses. Tu es la plus belle, mon Alizia. Bientôt, tous les hommes te mangeront dans la main et tu pourras changer ton destin. T’offrir une belle vie. Une ancienne Miss Sainte-Geneviève a même été élue première dauphine de Miss France avant d’épouser un riche entrepreneur du coin.
En réalité, je sais déjà que, par-dessus tout, maman ne souhaite qu’une chose : prendre sa revanche. Voir bientôt sa petite ville faire de moi, de cette fille d’immigrés, de cette ritale du quartier HLM, son emblème. Peu importe que l’emblème soit trop maquillé ou qu’il s’affiche en slip, soutien-gorge et talons aiguilles. Maman mise sur moi comme on mise sur un lévrier. Mais j’ai seulement seize ans et je ne le sais pas encore.

Le haut-parleur crache une musique tonitruante et la chaleur monte encore d’un cran. Dans les coulisses, en attendant mon tour, j’observe, fébrile, les autres candidates. Leurs nudités à peine voilées par un prénom porté en bandoulière. Leurs arrogantes jeunesses qui, comme moi, s’offrent aux pupilles affriolées des jurés à cravate. Mais aussi leurs jambes qui tremblent, le trac qui se torsade peu à peu à leurs sourires et les fige.
Aux sous-vêtements Chantelle fournis gracieusement par Suzy lingerie succèdent maintenant les tenues du soir. Tout empaquetée dans mon fourreau de satin cousu main, je gonfle le torse. Je suis objet : de convoitise, de fierté maternelle. Objet tout court. J’ai envie de plaire à tous. Mais surtout à ma mère.

Vient ensuite l’heure du court intermède avant le sacrement. Un groupe de jeunes danseuses en justaucorps reprend une chorégraphie des Clodettes. En coulisses, maman et d’autres mères caressent leurs pouliches et ne cessent de ponctuer leurs phrases de petits rires et de piaillements suraigus. Et puis, soudain, elle se met à pleurer. De joie.
Elle a gagné, ma mère. Mon regard croise le sien. Ses yeux sont deux volcans.

Les gens se mêlent, s’enchevêtrent puis s’alignent les uns derrière les autres pour arriver jusqu’à moi et mendier un baiser ou une poignée de main. Maman roucoule et ajuste, de temps à autre, ma couronne.
J’exulte. En même temps qu’une pluie fine s’invite à la fête, des rêves de gloire et de magazines épaississent ma poitrine qui s’emballe sous les applaudissements charnels et presque incantatoires. Des applaudissements qui résonnent en moi comme les prémices d’un futur forcément prometteur.

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