Le futur ne tardera plus

Auteur : Jarett Kobek
Editeur : Fayard/Pauvert
En deux mots...

À la façon d’un Candide sous kétamine, Le futur ne tardera plus dépeint le New York des folles années 1986-1996 à travers l’histoire d’une amitié entre un faux ingénu homosexuel et une riche héritière désabusée.

24,00 €
Parution : Octobre 2022
592 pages
ISBN : 978-2-7202-1576-6

Présentation de l'éditeur

New York, septembre 1986. Fraîchement débarqué de sa petite ville perdue du Wisconsin, Baby, un jeune homme encore ingénu, est sauvé in-extremis d'un squat sordide par Adeline. Tel un ange gardien, cette étudiante en art anticonformiste le guide à travers la Grosse Pomme et ses charmes empoisonnés. Dans Times Square, où les pièges à touristes n'ont pas encore remplacé les cinémas érotiques, les premiers émois d'une homosexualité encore inexplorée cèdent bien vite la place aux soirées clubbing avec drogues à foison.
Au temps du New York des premières grandes drag-queens, de la contre-culture no future et d'un East Village résistant à la gentrification, il ne restera qu'Adeline pour sortir Baby de sa spirale kétaminée.
Avec Le futur ne tardera plus, Jarett Kobek signe un roman d'apprentissage explosif et une grande histoire d'amitié. Sa plume ressuscite le New York disparu de cette décennie de folles nuits et de profondes transformations, entre nostalgie et critique acerbe des dérives qui deviendront les maux de notre époque. « On ne peut pas revivre le passé ? Bien sûr que si. »

Extrait

Les parents de Baby s’entretuent.
Baby déménage à New York.

Je me suis installé à New York peu de temps après que ma mère a tué mon père, ou était-ce mon père qui avait tué ma mère ? Bref, dans un nuage de sang et d’os brisés, l’un a achevé l’autre. Plusieurs semaines ont été nécessaires pour remplir la paperasse et nettoyer les dégâts.
Une fois ces tâches menées à bien, j’ai abandonné ma famille et j’ai sauté dans un bus Greyhound garé sur le parking d’une supérette de la banlieue de ma petite ville perdue du Wisconsin. Trente-six heures plus tard, j’étais arrivé en ville.
En sortant du terminal de Port Authority, un immeuble qui foutait les jetons, on n’apercevait même pas l’Empire State Building ; j’ai donc demandé à un flic comment rejoindre le fleuve. Il m’a dévisagé et a explosé d’un grand rire, tellement j’avais l’air paumé, un vrai bouseux, et m’a expliqué comment aller vers l’ouest.
J’ai arpenté la 42e Rue en plein jour. Personne ne m’a agressé. Au bout de la rue, j’ai traversé la voie rapide et me suis retrouvé sur une jetée. J’ai admiré l’Hudson. J’ai admiré le New Jersey. J’ai observé les bateaux sur le fleuve. J’ai aperçu au loin la statue de la Liberté et ai cru en son symbolisme clinquant.
Les New-Yorkais ne pourraient jamais comprendre ce qu’était ma petite ville perdue de Trifouillis-les-Oies dans le Wisconsin. C’est une question de taille. Même à Jute-les-Bains, dans l’Ohio, ou à Traîtreville, en Pennsylvanie, il y avait des quartiers, des rues et des milliers d’habitants. Ma petite ville perdue abritait sept cents personnes, des fermiers pour la plupart.
Dans une petite ville comme celle-là, pour s’amuser et prendre du bon temps, tu ne fais que conduire, jour et nuit, nuit et jour. Tu parcours les trois blocs de Main Street dans ta bagnole, tu croises les garçons que tu connais de l’école, et tu fais semblant de vouloir baiser les nanas.
Lorsque s’est présentée la possibilité de New York, je me suis dit : « Ouais, allez. » Je suis tout à toi. Séduis-moi. Je remets mon âme à ta mystérieuse emprise. Conduis-moi jusqu’à la 241e Rue et White Plains Road. Conduis-moi jusqu’à Coney Island. Conduis-moi jusqu’à Midtown. Conduis-moi jusqu’à Morningside Heights. Conduis-moi jusqu’à Flushing, Gowanus, Wall Street. Je suis tout à toi. Je suis tout à toi. Libère-moi du joug de l’automobile !
Je pouvais marcher, enfin, je pouvais marcher. Dans le Wisconsin, il fallait rouler pendant trois bonnes heures pour aller acheter un disque, un livre, un caleçon, ou quoi que ce soit. Et cela vous amenait jusqu’à un endroit que les gens du coin appelaient une ville, un lieu où devaient vivre dix mille habitants tout au plus.
Ah les habitants, ah New York, ah tes incroyables habitants. Tes Portoricains, tes juifs, tes musulmans, tes Chinois, tes racailles d’Européens, ton petit enculé de Norman Mailer, tes mondains du nord de Manhattan, tes Afro-Américains, tes Coréens, tes Haïtiens, tes Jamaïcains, tes Italiens, tes mafieux d’Irlandais, Julian Schnabel, tes beaufs de Far Rockaway et de Staten Island. Ah New York, comme j’ai aimé tes habitants. Ils étaient tous tellement beaux ! La plupart étaient pourtant hideux, carrément laids avec des dents dégueulasses, mais même eux étaient beaux ! Ah, j’étais au paradis.
Et tes pédés, New York, ah bon Dieu, tes pédés. Tout ce que j’espérais, c’était qu’ils se mettent à m’aimer.
J’étais gay comme un pinson, mais le Wisconsin n’avait guère offert d’opportunité à ce brave oiselet pour trouver l’amour charnel. Quel langage commun pouvais-je donc avoir avec tous ces baiseurs invétérés et ces types en cuir ?
Un jour, en dernière année de collège, j’avais commis l’erreur de sucer mon meilleur ami, Abraham. J’avais peur qu’Abe éjacule dans ma bouche, donc au dernier moment, j’avais mis sa queue sur le côté et je l’avais laissé se finir sur les draps. En guise de punition, il avait refusé de me rendre la pareille, ce qui était vraiment naze, mais il m’avait au moins branlé, ce qui était déjà ça.
Lorsque je suis rentré chez moi, j’ai réfléchi à la question. J’ai décidé que désormais je laisserais mon meilleur ami éjaculer dans ma bouche.
Le lendemain, alors qu’on m’administrait la première pipe de ma vie, la mère d’Abe est entrée dans la pièce. Elle a tout vu. Son fils, à poil, moi, à poil également, ma queue dans sa bouche, mes mains posées sur le bas de son estomac. J’ai détalé de chez eux et suis rentré chez moi à toute allure. Ni Abe ni sa mère n’en ont jamais parlé, mais cela a ruiné notre amitié, et j’ai passé le lycée à angoisser, terrorisé à l’idée de devoir quitter, couvert de honte, ma ville natale.
Je n’ai jamais rien fait de plus, si ce n’est avec quelques filles que j’ai embrassées pour sauver les apparences. Leurs langues dans ma bouche, comme des robots mous, m’offrant un intérêt abstrait mais aucun désir sexuel, aucune envie, aucun besoin.
Et puis, New York, tu es apparue, comme un homo élu reine de beauté se matérialisant devant moi, les mains sur les hanches, à m’observer, timide et presque invisible. Avec ton Meatpacking District, tes pontons de West Village et Fire Island. J’étais tout à toi, en train de hurler : « Oh, prends-moi, oui, prends-moi, prends-moi ! »
Mais avant que tout cela puisse se concrétiser, je devais trouver un endroit où dormir.

Un type de ma petite ville perdue du Wisconsin s’était installé à New York. Ce type de ma petite ville perdue du Wisconsin devait avoir trois ans de plus que moi. J’ai demandé au frère du type son numéro de téléphone.
– Fais gaffe, m’a dit son frère, on n’a pas trop de nouvelles de lui, et j’ai entendu dire qu’il vivait dans un taudis.
Un taudis, ça me semblait fabuleux. Et comme je quittais le Wisconsin, je me fichais de la facture de téléphone, alors j’ai appelé New York. Il s’appelait David.
Une fille a décroché. J’ai demandé à parler à David.
– Ça marche, mec, a-t-elle répondu, deux secondes.
J’ai attendu dix bonnes minutes. Lorsqu’il a pris le combiné, j’ai entendu sa voix aiguë et nasillarde.
– Hé, a-t-il chouiné, c’est El Gato ?
– C’est moi, ai-je dit, on se connaît, tu te souviens ?
Mais il ne se souvenait pas.
– C’est moi, ai-je continué, tu te souviens, le mec qui a battu le même jour le record du cinquante et du cent mètres course de l’école ?
– Ah ouais, toi, ce mec-là. Et pourquoi tu appelles ?
Je l’ai supplié et imploré jusqu’à ce qu’il me dise que si j’arrivais à traverser la ville, vers l’est, je pourrais dormir chez lui, et il m’a donné une adresse sur la 12e Rue. David m’a expliqué les bases pour se repérer à New York, me conseillant de localiser l’Empire State Building, puis de marcher dans sa direction. Une fois ce géant dépassé, on pouvait déterminer le nord du sud en cherchant les Twin Towers, ce qui permettait également de situer l’est et l’ouest. Cette méthode ne servait à rien pour ceux qui allaient au-dessus de la 30e Rue, mais sans déconner, a conclu David, qui va au-delà de la 30e ? Quelques débiles, peut-être, pour aller chercher de la dope.

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