Echographie du vide

Auteur : Camille Bonvalet
Editeur : Editions Autrement

Ça y est, Emmanuelle a atteint l’âge fatidique, celui des projets : mariage, procréation et achat immobilier. Sauf qu’Emmanuelle ne veut pas de bébé. Elle préfère de loin établir un classement des summer bodies à la piscine, jouer avec son chat et rêver de devenir quelqu’un. C’est décidé, elle va se faire ligaturer les trompes et l’opération aura lieu dans quatre mois (c’est le délai de réflexion légal). D’ailleurs, il faudrait peut-être qu’elle songe à l’annoncer à ses amis, à ses parents, voire, c’est vrai, à son petit ami.
C’est le début d’un compte à rebours, le cheminement intime d’une jeune femme adorable mais un peu compliquée, déterminée à résister aux normes.

16,90 €
Parution : Janvier 2020
182 pages
ISBN : 978-2-7467-5508-6
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Extrait

C’est dommage que ça commence comme ça, mais la première chose à laquelle elle pense, là, écartelée, le sexe béant, sa culotte et son jean trop loin d’elle, c’est à son épilation. La gynécologue a dû en voir d’autres, des touffus, des distendus, des déformés, des ébouriffés, et des acnéiques, même. C’est sûr. Et si on devait donner une note au sexe d’Emmanuelle, proportionné et élagué au rasoir mais élagué quand même, qui ne porte aucune caractéristique ou défaut marquant, finalement elle se situerait sûrement dans la médiane haute. On lui donnerait peut-être même des encouragements : un sérieux potentiel non exploité, dommage ! Ou : négligé mais esthétiquement correct, passable. Ou : quelques problèmes mineurs d’entretien largement améliorables, poursuivez vos efforts ! Mais enfin, au fond, c’est surtout une question d’ego, songe Emmanuelle alors que la gynécologue frotte le petit bâtonnet contre son organe reproducteur.

Une fois, un garçon lui avait dit qu’elle avait une belle chatte et, même si ce n’est pas le genre de chose qu’elle a mentionnée ensuite sur son CV, c’est vrai que ça l’avait pas mal flattée.
Considérant que, lors de ce rendez-vous limité, réservé via Doctolib sous le prétexte du frottis annuel, il n’y aurait sûrement pas d’autre moment où elle et la gynécologue seraient de nouveau si proches, elle relance sa requête. Là, un peu à la manière de la naissance de la Vierge Marie ou d’autre chose de sacré, la tête de la gynécologue émerge des jambes d’Emmanuelle.
— Mais avec tous les préservatifs qu’il y a maintenant, roses, bleus, jaunes, à la banane, au chocolat, je ne sais pas moi, si j’avais eu votre âge...
La pilule peut connaître certains effets secondaires, certes, bien sûr. Et elle sait bien que c’est une contrainte, certes aussi, bien sûr aussi. Mais il faut aussi se souvenir : des femmes se sont battues pour ça. Le sexe n’est pas sans risque, et si l’on ne veut pas assumer ce risque, eh bien on peut toujours arrêter le sexe. Une telle opération, à 28 ans, sérieusement, ce n’est pas rationnel, comme choix.
Pourtant, régulièrement, Emmanuelle se vérifie. Elle pianote des mots sur internet : pas d’enfant femme folle maternité. Elle se soumet à des tests de psychologie en ligne. Le vif espoir d’y découvrir qu’elle souffre d’un trouble mental ou d’une tendance psychopathique pousse en elle. Elle avait bien torturé Annabelle, sa camarade de classe et amie, quand elle avait 10 ans. En rentrant, sa mère avait découvert sa camarade de classe et amie ligotée à une chaise, le visage luisant de larmes et les avant-bras constellés de petites pointes rouges. Des plumes de pigeon formaient un duvet grisâtre sur le lino. Emmanuelle s’en était servie pour chatouiller le cou de sa camarade de classe et amie puis l’avait piquée avec la pointe d’un compas jusqu’à ce qu’Annabelle l’implore d’arrêter. La psychologue avait recommandé de surveiller les pulsions de violence de l’enfant, mais elle l’avait jugée saine. L’extériorisation de la sauvagerie permettait de ne pas la refouler, et donc, cette séance de torture était plutôt bénéfique, au moins pour l’un des deux partis, finalement. Emmanuelle avait été extrêmement vexée par cette conclusion. Elle s’était sentie accablée par la honte d’être normale.
— Et pour les relations tout à fait sérieuses, il y a le stérilet. Normalement je ne l’applique pas aux nullipares. Mais là, si vraiment...
Emmanuelle balaye la salle du regard. Le cabinet est tout blanc. Les murs, les chaises, le bureau, les placards et le sol sont blancs. Et elle déteste ça, le blanc. C’était dans une toile blanche qu’on a rangé Lex, un jour où les branches des arbres, l’horizon au loin et le ciel par-dessus étaient blancs.

Au fond, la longue chaise médicale est recouverte de papier hygiénique, blanc aussi. Des corps enceints, pas encore enceints, à moitié enceints, qui ont parlé bébé, espéré bébé, s’y sont sûrement posés avant elle, demandant des conseils, des astuces, sourires blancs, fiers et impatients de ce corps dans leur propre corps qui gonflerait sous les vêtements.
— Et si vous avez mon consentement ? tente Emmanuelle de nouveau.
— Je suis désolée mais rien ne m’oblige à mutiler une jeune femme, mademoiselle, dit la gynécologue.
En tout cas, pour sa part, elle passe son tour. Elle ne donne pas son aval pour ce genre d’intervention. D’ailleurs, elle serait bien curieuse de savoir quel médecin le donnerait, tiens, l’aval. Elle ouvre la porte du cabinet et presse la main d’Emmanuelle.
— Ça va aller, mademoiselle ! Moi aussi, à votre âge, j’étais radicale. J’ai même fait partie du PCF, pour vous dire ! Avec le temps, on s’assagit.

Elle n’a pas toujours songé à travailler dans l’Art. Mais quand elle était adolescente, après un test de QI pas très concluant auquel elle avait été soumise pendant les années collège (résultat indiquant un quotient légèrement en dessous de la moyenne), son père s’était voulu l’intermédiaire de son avenir professionnel. D’abord, il avait pensé qu’elle pourrait être hôtesse de l’air, car ça permet de voyager, et celles qui se débrouillent bien arrivent parfois à séduire le pilote. Après, il avait pensé qu’elle pourrait être fonctionnaire, elle qui avait tendance à être un peu feignasse. Et puis, un jour, c’est lui qui lui avait suggéré : tu devrais travailler dans l’art. L’art, c’est féminin. L’art, ça t’irait bien. Emmanuelle était bien d’accord. Son père avait toujours eu un haut sens des réalités.
Avant ses vingt ans, pour ne pas se détourner des études dans l’art et pour apprendre elle aussi le haut sens des réalités, Emmanuelle avait été hôtesse d’accueil en évènementiel. Pendant l’entretien d’embauche, il avait fallu répondre à des questions comme : quel est le nom du Premier ministre de la France, de quelle couleur est le drapeau de la Belgique, de quelle couleur sont vos cheveux à vous, et vos yeux. Il avait aussi fallu remplir un formulaire de candidature avec sa taille, son poids, son tour de poitrine, son tour de taille et sa pointure. Le lendemain même, elle avait eu sa première mission. Elle était passée récupérer la tenue à l’agence. Il y avait une robe noire avec de gros ronds colorés au milieu, une ceinture et des escarpins. Les escarpins mesuraient 5 centimètres parce que c’est plus élégant et que les escarpins permettent d’avoir les jambes fuselées. Par mesure d’uniformité, toutes les filles étaient habillées de la même façon, même si, à certaines occasions spéciales, comme par exemple des ouvertures de restaurant spécial crabe, le dresscode changeait et il fallait alors porter des chapeaux de capitaine pour être dans le thème. Au Pavillon ce soir-là, c’était le cocktail de clôture du séminaire des experts comptables, la chef hôtesse avait demandé de se ranger en ligne. Il y aurait des hôtesses devant la portée d’entrée, pour l’accueil. Au vestiaire, il y aurait des hôtesses au premier plan, pour récupérer les manteaux, et d’autres au second, pour les ranger. Après les avoir observées, la chef hôtesse avait placé les hôtesses. Emmanuelle avait été affectée au premier plan du vestiaire. Et compte tenu que ce placement s’organisait clairement par ordre de beauté, elle en avait déduit que son physique était médian. Elle en avait été plutôt satisfaite. À la fin du séminaire, les salariés étaient venus récupérer leurs manteaux. Un homme avait demandé ce qu’elle faisait après et si elle avait le temps pour un dernier verre. Pour Emmanuelle, c’eût été le premier, car on n’avait pas le droit de boire pendant les heures de service. Elle avait néanmoins refusé. Deux individus en costume d’une quarantaine d’années avaient aussi eu l’idée de donner une note sur 10 à son physique et celui de ses collègues. Elle avait récolté un 7 – plus que la médiane – et là, elle avait été plutôt flattée. Puis, en fin de soirée, un expert comptable avait demandé à un autre salarié ivre : tu prends laquelle ? en les désignant des yeux, ses collègues et elle. L’expert avait longuement hésité et puis avait finalement choisi une de ses collègues brune, grande, avec les cheveux longs et les jambes même pas fuselées. Là, Emmanuelle avait été carrément vexée.

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