Une vie violente

Auteur : Pier Paolo Pasolini
Editeur : Points

Dans le but d'asseoir sa réputation auprès des voyous d'un quartier romain, Tommasino s'adonne à la violence. Devenu un de ces vitelloni, il mène une existence fulgurante. La prison puis la maladie sauront-elles le guider sur le chemin de la rédemption ? Le choix du réalisme, chez Pasolini, est moral et politique : la fugacité de ce destin, la brutalité d'une jeunesse égarée, interrogent le devenir de toute l'Italie d'après-guerre.

Né à Bologne en 1922, Pier Paolo Pasolini s'est illustré dans tous les registres : cinéma, poésie, roman, théâtre, essais critiques et théoriques. Anticonformiste notoire, homme engagé, il meurt assassiné en 1975. Il est aujourd'hui reconnu comme l'un des plus grands artistes italiens du xxe siècle.

Traduction : Jean-Paul Mangarano
10,60 €
Parution : Octobre 2020
Format: Poche
416 pages
ISBN : 978-2-7578-8666-3
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Extrait

Qui était Tommaso

Tommaso, Lello, Zucabbo et les autres gamins qui habitaient dans le petit village de baraques sur via dei Monti di Pietralata, comme toujours après avoir mangé, arrivèrent devant l’école au moins une petite demi-heure à l’avance.
Tout autour pourtant il y avait déjà d’autres gamins de la bourgade, qui jouaient dans la boue avec leur canif. Tommaso, Lello et les autres se mirent à les regarder, accroupis autour, avec les cartables qui traînaient dans la boue : vinrent ensuite deux ou trois gars avec une balle, et tous balancèrent leurs cartables sur un monticule, puis coururent derrière l’école, sur l’esplanade qui était la place centrale de la bourgade.
Lello et un autre qui habitait au deuxième lotissement, tout près de là, tirèrent au sort avec les doigts pour se départager. Tommasino n’avait pas envie de jouer, et il s’assit avec deux trois autres par terre, pour regarder cette petite partie.
– Eh, Carlè, l’est arrivé l’instit ? demanda-t-il à un tout petiot qui se trouvait près de lui.
– C’que j’en sais, moi ! répondit l’autre, haussant les épaules.
– Qu’y qu’y a ‘jourd’hui, faire l’nettoyage ? demanda juste après Tommasino, qui avait été absent ces deux trois derniers jours parce qu’il avait la fièvre.
– Lello, j’crois, fit Carletto.
– Hé oh, tu m’fais fumer ? demanda-t-il ensuite, se retournant d’un coup, en rogne, à un autre qui était en train de fumer tout près de là accroupi sur un amas de tuf.
Tommasino se leva et se dirigea vers le but, de l’autre côté, où Lello, plié en deux, avec ses p’tites jambes grandes ouvertes et les bras écartés, mais prêt à se lancer, visait très attentif le jeu, le visage hargneux.
– Hé Lello ! fit Tommasino.
– Hé fous l’camp, qu’esse tu veux ? fit Lello sans même le calculer.
– Dis, quoi, c’est toi ‘jourd’hui qui fais l’nettoyage à l’école ?
– Ouais, répondit sec Lello, sans accorder aucune importance au propos.
Tommasino s’assit près du petit tas de caillasse qui servait à délimiter le but. Après quelque temps, Lello se retourna, pour le regarder.
– Ôte-toi des c..., mais qu’esse tu veux ? fit-il en lui tournant le dos aussi sec, et regardant fixement le centre du terrain, où les autres couraient derrière le ballon en se criant « qu’ils s’aillent s’crève ». Tommasino ne dit plus un mot : et tranquille, les jambes toujours croisées sur la boue desséchée, il tira du fond d’une poche un mégot et l’alluma.
Peu après, Lello lui jeta un autre coup d’œil, et vit qu’il était en train de fumer. Il se tut le regard toujours rivé sur le terrain, puis il dit d’une voix plus basse et rauque :
– Fais-moi fumer, Tomà.
Tommaso tira encore quelques bouffées, vite fait, puis se leva et alla donner la cigarette à Lello, qui la prit sans quitter le jeu des yeux et commença à fumer en clignant de l’œil, toujours prêt à se lancer.
Tommaso était resté debout derrière lui, les mains dans les poches de ses culottes courtes retenues par une ficelle, et si larges qu’on aurait dit une jupe.
À ce moment-là les gamins se rapprochèrent du but, en masse, et l’un de ceux qui jouaient dans le camp adverse, très essoufflé, parvint à flanquer un coup de pied dans le ballon, qui roula mollement près du petit tas de caillasse : Lello plongea, bien qu’il lui aurait suffi de se pencher un peu pour l’attraper, et relança la balle au centre de l’esplanade. Il reprit le mégot qu’il avait jeté et tira quelques bouffées, tout satisfait.
– T’es fort, hé Lè, lui fit Tommaso d’un air futé.
L’autre ne lui répondit rien, mais on voyait qu’il se sentait vraiment fortiche, en fumant avec une mine de canaille. – Oh hé, Lè, hein, t’y dis à l’instit s’il me laisse moi aussi faire l’nettoyage ‘jourd’hui ? demanda Tommaso peu après, feignant l’indifférence.
– Qu’on va voir, fit Lello, radouci, en s’adonnant au jeu avec moins d’acharnement, car il en avait presque marre. Tommasino se rassit près de lui : mais en fait ils ne restèrent pas là longtemps, car quelques minutes plus tard ceux qui étaient restés au fond, près de l’école, se mirent à crier et à faire des signes de la main. L’instituteur était arrivé et c’était l’heure d’entrer. Ceux qui jouaient au ballon donnèrent encore quelques coups de pied, puis coururent en se bousculant et en se querellant ramasser leurs cartables, dans le tas, et entrèrent par la grille défoncée dans la petite cour de l’école.
Après deux heures, deux heures et demie, la vie à Pietralata retombait dans le silence. On ne voyait que des bandes de mouflets, au milieu des lotissements, ou quelques femmes qui trimaient. Il n’y avait que soleil et saleté, saleté et soleil. Mais on était encore en mars, et le soleil se couchait vite, là-bas, derrière Rome. Tout plongeait dans la pénombre et dans l’air quasiment glacé. Quand les gamins ressortaient de l’école, c’était presque l’heure du couchant : et la bourgade était encore déserte, parce que les ouvriers ne débrayaient que plus tard, le cinéma venait juste d’ouvrir, et les deux ou trois bars attendaient de se remplir des sans-espoir habituels.
Les gamins filaient vite de l’école, et ils s’éparpillaient entre les cours de terre battue, à travers la bourgade : quatre murs de lotissements, une rangée de potences, quelques lavoirs avec autour deux brasses de boue noire, et un peu plus de lumière qu’à l’intérieur de l’école.
Lello était resté seul avec l’instituteur, parce que aujourd’hui c’était son tour de nettoyer : cela arrivait plusieurs fois dans la semaine, l’instituteur choisissant au hasard, sans punir ni récompenser, mais selon son inspiration. Quoi qu’il en soit, il s’agissait de rester là à peine une petite demi-heure en plus, pour donner un coup de balai entre les bancs, et épousseter la chaire et les tableaux. Lello se grouilla de bâcler ce qu’il devait faire, il avait désormais l’habitude : et quand il eut fini, il courut seul vers chez lui.

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