Dernières nouvelles du monde

Auteur : Vincent Lalu
Editeur : Ramsay

Un homme souffre du temps qui passe. À ce mal, qui l'a rendu fou, un seul remède : l'homme s'installe dans un journal et en prend peu à peu le contrôle, pour tenter de ralentir le cours des choses. Mais tout s'emballe de plus belle, et l'horloge pourtant bien huilée du quotidien L'Optimiste achève de se dérégler. Dernières nouvelles du monde est une fable aussi lucide que drolatique sur la société de la communication et de la surinformation, un conte philosophique où les journalistes sont, finalement, les premières victimes de l'explosion médiatique. Écrit par un survivant, juste avant de monter dans l'ambulance.

21,00 €
Parution : Août 2007
202 pages
ISBN : 978-2-8411-4892-9
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Extrait

Un jour, j'ai laissé tomber ma montre dans une poubelle, et ma vie a changé. J'ai cessé d'évoluer dans la position d'homo erectus, je me suis courbé, mes bras se sont allongés et mes mains ont acquis l'efficacité mécanique des pinces de crabe. Je n'ai pas récupéré ma montre mais j'ai jugé inutile de continuer à la chercher : la poubelle où je l'avais perdue, ainsi que les dizaines d'autres où j'aurais pu la trouver, me renseignaient bien mieux sur le passage du Temps. Quand cela m'est arrivé, j'étais journaliste. Journaliste depuis quelques heures seulement, mais la précision s'impose, dans la mesure où c'est dans les poubelles d'un journal que j'ai perdu ma montre.
Ce n'était pas ma première visite à une poubelle. Ma croisade contre le gaspillage m'a rendu ces meubles familiers. Je les fréquente assi­dûment. J'ai été élevé dans la hantise du gaspillage. Chez moi on resuçait les noyaux, on usait tout jusqu'à la corde et on gardait la corde pour le cas où quelqu'un aurait voulu se pendre. Il paraît même que ma mère a mis mon placenta de côté pour en faire profiter ma petite soeur. Depuis tout petit, je suis dans le stockage. C'est comme ça, je n'y peux rien, je garde tout. J'ai été magasinier, collecteur de dons, banquier, receveur des impôts, confesseur, et bien sûr éboueur. J'ai même été pilote de moto crotte pour stocker ça aussi, mais un cauchemar dans lequel mon engin aspirait les déjections en prenant bien soin que la machine respecte la forme originale de la crotte m'a convaincu d'y renoncer.
À cette époque j'habitais chez ma mère, au stock de qui j'appartenais. Je ronronnais paisible, occupé seulement au comptage des cartes que la pendule murale abattait minute après minute, heure après heure, jour après jour, sans que s'interrompe le hoquet rassurant des secondes. Ce déboulé me convenait, mon rythme y trouvait sa mesure. J'étais convaincu que l'horloge faisait de son mieux.
Ma mère n'était pas de cet avis. Un matin, elle décida que le Temps fuyait un peu trop vite. Elle ne voyait plus au-delà de sa main et elle avait décidé de résister en arrêtant tout : son dernier geste fut de débrancher la pendule alors que j'en étais à 8 935 200 cartes. Elle avait fermé les robi­nets, coupé définitivement tout ce qui coule, suinte, s'échappe d'une maison. Rien n'était plus sorti de chez elle, pas un souffle d'air, pas un mot, pas une idée, ni moi non plus, jusqu'à ce que les boueux défoncent sa porte pour réclamer leurs étrennes, auxquelles ils n'avaient pas droit puisque tout se trouvait encore là, sous elle, autour d'elle et moi, entre le monde et moi, et elle à l'agonie, mais avec un tout petit souffle de vie qui s'envola par la porte qu'ils avaient laissée ouverte en fuyant.
C'est ainsi que je suis arrivé à la Grande Maison où j'ai vite repris mes activités de stockage, d'abord sur place, puis à l'extérieur. Ma mission ? Stocker, toujours stocker, stocker sans relâche, empêcher que le Temps ne s'effrite et les choses aussi, remplir le moindre interstice, rendre au vide ce que l'Histoire lui prend, tout cela en évitant les mercenaires de l'évacuation. Je dois ruser, agir comme un commando derrière les lignes ennemies, me rendre transparent quand il le faut, incontournable et nécessaire. Et déterminé toujours : bien peu s'en rendent compte, mais il n'y a plus une seconde à perdre.

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