Le singe appliqué

Auteur : Jean-Louis Brau
Editeur : Le Dilettante

Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie » a dit un aviateur célèbre. Celle de Brau, Jean-Louis, dit aussi « le singe », rendue ces jours aux amoureux et aux curieux par le Dilettante, pourrait se signer comme un crime gratuit ou une toile de maître.
Brau, de fait, vit à la baïonnette comme d’autres peignent au couteau : aplats criards et giclées franches, pas de repentirs et finitions au doigt. Il fallait bien ce pavé saignant pour nous faire le compte de ses plaisirs et de ses jours, les honneurs de sa bio non-dégradable.
Bouclez ceinture car, en un demi-millier de pages sans faux col, vous allez passer de l’Indo, la vraie, l’unique (celle des tôles coloniales où le frifri des dames sert de godet à liqueur et celle du défourraillage en rizière), aux terrasses germanopratines, des dérades urbaines situationnistes (notre homme est d’Aubervilliers) aux premières de Cannes, de l’Algérie (plus pour longtemps) française à la Palestine en guerre. Et puis Brau, sa vie, il ne nous la débite pas en chapelet, marmottant et grain à grain, saucisse après saucisse, mais nous la sert en cocktail.
Amis de toujours et copines d’un soir, tronches gothiques et figures du Gotha, arrêts comptoir et moments d’Histoire, Brau les passe au shaker, parlant de lui comme en rêve, revisionnant en accéléré, vidant le silo : averse de mots drus ou dialogues en pile, le tout truffé d’une érudition en roue libre (on y trouve même l’explorateur-faussaire Psalmanazar, c’est vous dire), propos d’ivrognes et tapisseries savantes. Pour des gens comme Brau, la planète taille trop court, l’histoire ne remplit pas l’assiette, il manquera toujours une bobine au film. Les brancards sont pour les ruades : « Je n’ai jamais pu aller quelque part sans ressentir l’horizon comme une source d’insatisfaction. Je ne peux pas voir une montagne sans rêver à ce qui est derrière, une mer sans vouloir absolument aller jusqu’à l’autre rivage. » On t’a compris, l’ami : vivons cul sec et marchons ferme. Vive le singe, sa vie est son œuvre !

25,00 €
Parution : Avril 2012
541 pages
ISBN : 978-2-8426-3706-4
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Extrait

Ne pas débrancher, se raccrocher à la moindre image...

Il reprenait conscience difficilement et ramassait tous les débris d'une énergie éparpillée pour ne pas tomber dans le trou noir dont il venait d'émerger.
L'horizon se dédoublait, se redressait, fléchissait en ligne concave. «Impossible, se dit-il, c'est une illusion.» Au prix de mille efforts, il parvint à dégager son bras gauche de sous sa poitrine, remua le poignet en mouvements alternatifs pour vaincre l'ankylose qui le gagnait et porta la main à sa tête. Il sentit sous ses doigts, près de la tempe droite, quelque chose de gras, de gluant. «Bon Dieu, pensa-t-il, aurais-je été blessé ?»
Il parvint à se frotter les yeux encore que chaque mouvement lui arrachât des cris de douleur.
Il y avait toujours cette sacrée ligne d'horizon qui faisait des petits. Sa vue s'habituait peu à peu à la pénombre. Il commençait à distinguer près de lui le reflet vert d'eau aux teintes d'aigue-marine des longs fûts qui montaient droit jusque vers un ciel qu'il n'apercevait pas encore. Des fûts cannelés comme les colonnes ioniques de l'Artémision d'Éphèse.
Il tenta de secouer la tête mais une douleur lui vrilla le crâne et il hoqueta, faisant des efforts pour réprimer la nausée qui montait en lui. Une tête de chien apparut sur la ligne d'horizon. Une tête sans corps, posée là, entre la ligne courbe et la ligne droite, comme une note sur une portée de musique. «Ça y est, j'ai des hallucinations», se dit-il.
Un chien ? Des bribes de souvenirs lui revenaient, un chien, une fille.

You ain't nothin' but a hound dog

Tu n'es qu'un chien de la meute, c'était une voix qu'il avait du mal à rattacher à un visage, une voix nasillarde chantonnant en anglais, la voix de qui, où, quand ?

Quit hangin' round my door

Un chien qui tourne autour de ma porte. «Bas les pattes», avait-elle dit alors qu'il lui posait la main sur un sein, hound dog, ça revenait, oui, un visage, ou plutôt des yeux grands, énormes, tout charbonneux de Rimmel sur un visage sans fard.
Il réussit à faire passer le poids de son corps d'un côté sur l'autre, tourna sur lui-même et, dans un effort qu'il croyait devoir consumer le reste de son énergie, tenta de s'agripper aux colonnes aigue-marine mais ses ongles glissèrent sur une surface bizarre et le mouvement de son bras s'acheva dans la même substance grasse qu'il avait sentie sur sa tempe. Il ferma les paupières et attendit que sa respiration ait repris un rythme normal avant de les rouvrir et d'accommoder sa vue.
(...)

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