Afin que rien ne change

Auteur : Renaud Cerqueux
Editeur : Le Dilettante
En deux mots...

S’il ne veut pas perdre littéralement la tête, E. Wynne va devoir changer les règles du marché et mener une révolution, pour conserver le pouvoir, afin que rien ne change.

10,86 €
Parution : Août 2017
254 pages
ISBN : 978-2-8426-3898-6
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Présentation de l'éditeur

And the winner is... enfin ze winner, on se demande bien ce qu'Emmanuel Wynne, fringant, féroce et frénétiquement glamour héritier d'une dynastie capitaliste française vieillie en fût de chêne et mûrie dans le respect des valeurs mais businessman décomplexé, ayant tâté de tout ce qui rapporte, du sexe au jeu, peut avoir gagné à se retrouver dans une geôle bétonnée, nu comme un ver, amarré à une chaîne, nourri à ras le ciment de rogatons graisseux, abruti à plein temps par un poste de télé débitant du X, de la pop ou des jeux et surtout, surtout, matonné à mort par un quidam rigolard masqué de carton, aux allures d'extraterrestre roswellien. Bientôt on l'astreint à un entretien d'embauche en boucle pour une société conceptrice de tours en sucre, on lui fait ensuite remplir des boîtes de sucre à cadences de plus en plus soutenues. Le week-end, on le distrait. Bref, Wynne est mis en scène dans ce qui apparaît de plus en plus comme une parodie cynique et absurde de la vie du prolétaire moderne, de ceux dont il a tiré le meilleur parti. De fait, « Il ne se passait jamais rien. Il n'y avait jamais aucune surprise, bonne ou mauvaise. Le lendemain s'agglutinait à la veille pour former, jour après jour, une énorme boule d'ennui et de frustration. » N'était Garance, de tatouages couverte, qui surgit et transfigure ce quotidien carcéral avant de s'évanouir. Alors le comble du désespoir est atteint. Retour à la case cafard. Pour toujours ? Pour encore quelques boîtes de sucre ? Y a-t-il une morale à la fable de ce premier roman, qui tient de Saw et de L'Homme révolté, du torture-porn et de Pierre Bourdieu ? Peut-être celle-ci : il faut que tout change afin que rien ne change.

Extrait

Relevant la tête, j’ai aperçu un grand échalas blafard sapé de noir de la tête aux pieds. Je n’avais pas remarqué que Roswell avait rallumé la télé. Le regard fusillant l’objectif de la caméra, le gaillard maigrichon se tortillait et chantait avec une sorte d’agressivité sensuelle : You will never understand how it feels to live your life with no meaning or control and with nowhere left to go. « Tu ne comprendras jamais ce que ça fait de mener une vie dénuée de sens, qui t’échappe complètement et à laquelle tu ne peux pas échapper. »
C’était Jarvis Cocker, le chanteur du groupe Pulp. La chanson s’appelait Common People. Elle cartonnait à une époque de ma vie où je sortais beaucoup. J’étais jeune, je commençais à gagner de l’argent grâce à un petit boîtier électronique lanceur d’appels que j’avais bidouillé. Je découvrais la fête et le sexe. La période la plus insouciante de ma vie. Le CD devait prendre la poussière sur une étagère à la maison. Je me souvenais d’une pochette sombre, une photo de mariage dans un cadre noir. J’avais rencontré Jarvis à une ou deux occasions, à Paris, où il vivait avec sa femme, Camille Bidault-Waddington, et leur fils. Un type charmant qui irradiait la poésie.
Le live était enregistré pour BBC Prime, une chaîne de télé anglaise qui avait disparu à l’époque. Le son et l’image étaient de mauvaise qualité, mais les souvenirs réveillés étaient assez vifs pour qu’on n’y prête pas attention. Au chaud dans ma bulle de passé heureux, j’ai regardé la vidéo encore et encore, hypnotisé par ce dandy fluet et charismatique, si laid et si séduisant à la fois.
J’adorais ce morceau et pourtant, je n’avais jamais pris la peine d’écouter les paroles. Avant la cave, la musique n’était rien de plus qu’un bruit de fond pour moi.
La chanson racontait l’histoire d’une fille à papa grecque venue étudier la sculpture en Angleterre, au prestigieux St Martin’s College. Là, elle croisait la route de Jarvis, chantre hirsute de la working class, qui se mettait en scène comme dans beaucoup de ses chansons. Elle lui révélait qu’elle rêvait de rencontrer les gens normaux, vivre comme eux, voir ce qu’ils voient, fréquenter les lieux qu’ils fréquentent, baiser avec eux. Par goût de l’aventure, pour satisfaire une curiosité malsaine ou pour le fun, tout dépend du point de vue. Mais Jarvis le corbeau, comme un fossoyeur de ses illusions, lui rappelait que malgré tous ses efforts pour s’encanailler, elle ne serait jamais condamnée à vivre la vie de ces gens qui la font fantasmer, jamais obligée de trouver un job de merde, de porter un uniforme à la con, de se réfugier dans la fête, le sexe et l’alcool, que d’un simple coup de téléphone à son père elle pourrait mettre un terme au cauchemar et, parce qu’elle ne serait jamais prise au piège de leur existence, parce qu’elle aurait toujours le choix entre un appart miteux au-dessus d’un kebab et une villa dans les Cyclades, elle resterait à jamais une touriste, elle ne comprendrait jamais ces gens qui la fascinent. Elle n’appartiendrait jamais au commun des mortels.
À présent que je le comprenais, ce titre m’emballait encore plus. Cocker était parfait dans le rôle du Karl Marx à paillettes au sourire ravageur. Entre ses lèvres, la lutte des classes devenait sexy, pop et dansante. Il incarnait le peuple avec tant d’élégance qu’il donnait envie d’en être, d’appartenir à sa bande de bras cassés qui manquent de tout, sauf de panache. Il était si séduisant qu’on en venait presque à pardonner la curiosité malsaine de la jeune grecque. Comment aurait-elle pu résister à son charme?
Je me reconnaissais en lui. En cinq minutes cinquante secondes, il réalisait en quelque sorte l’objectif que je m’étais fixé. Exploiter le ressentiment de la classe moyenne pour lui donner l’impression de mener une révolution en profitant de mes transports à prix cassés et en renversant un monopole sclérosé dont les services ne répondaient plus aux attentes du consommateur. Payez moins cher et faites un bras d’honneur au système, c’était ma philosophie, celle que j’avais défendue auprès des médias et du public et qui avait assuré ma fortune. Donner du glamour au dénuement. Pourquoi je n’avais jamais pensé à utiliser cette chanson pour une campagne de pub ?
Roswell y avait pensé lui. Il utilisait la télé comme un outil de propagande, un organe de publicité. De toute évidence, il avait un message à me faire passer.
C’était efficace.
Dans le creux du ventre, je commençais à ressentir du mépris pour cette étudiante grecque prétentieuse et naïve qui trouvait excitant de tirer le diable par la queue et qui, par bien des aspects, aurait pu être ma fille.

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