Les discrets

Auteur : Arnaud Le Gouëfflec
Editeur : Ginkgo

Les Discrets, ce sont tous ces gens (vous, peut-être) que l'on oublie de servir quand ils s'assoient à la table d'un café ou lorsqu'ils entrent dans un magasin. Parce qu'ils sont précisément... discrets !
Dans le roman d'Arnaud Le Gouëfflec, les Discrets ont formé une société secrète (fatalement !) pour cultiver leur art de l'esquive et vivre dans notre monde comme s'il était un autre.
Sauf que quelqu'un les a repérés et commence à les éliminer, un à un.
Le détective privé Johnny Spinoza devra apprendre à devenir lui-même discret pour traquer l'insaisissable assassin !

12,00 €
Parution : Juillet 2007
Format: Poche
169 pages
ISBN : 978-2-8467-9051-2
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Extrait

Les hypermarchés m'ont toujours plongé dans un état semi-méditatif. À peine y ai-je mis le pied que mon ego s'évapore. Je me sens couler dans l'infinie douceur des profondeurs commerciales, comme un noyé oublieux de sa vie passée, délassé, dénoué et porté par les courants et les algues. Rien ici ne me rappelle le passé douloureux ou le futur incertain. Il n'est temps que de dépenser l'argent salement gagné en filatures ou constats et soigneusement compté par Cunégonde, ma secrétaire. C'est ainsi que nous procédons. Elle compte, je dépense. Et cette activité bénie des dieux, je la pratique invariablement le même jour, à la même heure, dans un de ces temples de l'instant présent que sont les hypermarchés. Mon pas se relâche, mon être s'assouplit, mon esprit de pousseur de Caddie imprime à mon corps une bienheureuse langueur, un balancement tout oriental, et je vais déambulant dans les rayons gorgés, à la recherche de petits Graals domestiques, de Quintessences sous Cellophane, d'Absolu en conserve, de Nectar en bouteille. Douceur de se sentir ainsi porté entre les flots de gens, douceur de pousser au-devant de soi cette panière creuse et métallique, qui lentement se remplit comme une corne d'abondance ! Douceur de claquer le peu de pognon que la Providence, l'Etat et Cunégonde me laissent et d'accéder, le temps d'une fin de journée, à des niveaux de conscience spiri­tuelle inconnus de moi !
Mais je m'égare.
Une semaine épuisante, des ennuis par-dessus la tête, Cunégonde en vacances chez sa mère où elle soigne une lourde grippe. Tous les papiers à classer moi-même, les factures à payer ou à oublier, les coups de fil, les ennuis de voiture, le nez qui coule, et jusqu'à ce fichu climat d'hiver, bref, tout allait de travers, et ma mauvaise humeur s'était méchamment accrue durant l'après-midi. Il m'avait fallu taper les trente pages de rapport sur l'affaire de l'Epicier de la rue des Écrous, une sombre histoire de manipulation de stocks confinant à la prestidigitation, tâche habituellement dévolue à Cunégonde : doigt à doigt, j'avais achevé mon devoir au bord de la crise de nerfs.
À un moment, je lui en avais presque voulu : elle avait la manie de l'archive, et il lui fallait tout le temps garder trace, dans les moindres détails, des affaires qui jalonnaient notre quotidien. Elle y mettait plus qu'un point d'honneur, et ne manquait jamais une occasion de me prouver qu'elle avait bien raison d'être aussi scrupuleuse. Lorsque je me retrouvais dans le marasme, pris dans une affaire comme dans du ciment frais, elle savait faire jaillir des contreforts de ses dossiers des souvenirs bien enfouis, et tracer en quelques secondes d'étonnants parallèles : oui, j'avais déjà vécu semblable situation, j'avais déjà croisé tel individu, on m'avait entretenu au cours de tel interrogatoire d'un fait similaire. Et c'est comme cela que j'en étais arrivé où j'étais : plus efficace, plus rapide et plus pugnace qu'une teigne, avec la mémoire de l'éléphant en sus.
Je ne félicitais pas assez Cunégonde pour son précieux travail, et je m'en rendais compte aujourd'hui, alors que je m'étais tendu comme une corde à piano derrière la machine à écrire. Mon ingratitude était sans bornes. Il fallait lui rendre cette justice que sans sa persévérance, sa rigueur et son sens du formulaire, je n'aurais jamais réussi à tenir plus d'une semaine dans le milieu : la moindre gifle administrative m'aurait jeté à terre. Cunégonde m'avait armé contre l'adversité, contre la bureaucratie, contre les oublis fâcheux. Elle réglait les factures, classait les dossiers, et poussait même le démon de l'archive jusqu'à tenir une interminable revue de presse soigneusement étiquetée, qu'elle abreuvait de ses continuels découpages. Elle maniait les ciseaux comme d'autres le revolver.
Aussi loin que mes souvenirs professionnels remontaient, jamais elle n'était tombée malade : les microbes n'avaient pas prise sur Cunégonde. Elle formait un bloc de santé inaltérable, là où je collectionnais les rhumes et les coinçages de dos. C'est sans doute pourquoi cette grippe et cette soudaine mise au vert me firent tant vaciller : je ne me reconnaissais plus, tout accablé que j'étais de la paperasse qui s'accumulait autour de moi. J'étais à deux doigts de lâcher prise et d'envoyer tout cela valser dans une grande pluie de feuilles et d'enveloppes. Sans doute, l'état de nervosité tout particulier dans lequel je me trouvais me prédisposa d'une certaine manière aux abruptes révélations qui m'attendaient. J'étais prêt à tout entendre, à tout accepter, dès lors que ça me permettrait d'échapper à l'horreur de mon quotidien, et à l'humeur terrible qui me rongeait.
Quand j'entrai dans l'hypermarché, tout se dégonfla, et mes soucis s'absentèrent pour un moment. Je m'octroyai une pause mentale de première nécessité.
Alors, je le vis. Enfin, je veux dire que j'aperçus quelqu'un, ou quelque chose, qui filait entre deux rayons.

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