L'histoire de Bruno Matei

Auteur : Lucian Dan Teodorovici
Editeur : Gaïa

Bruno est marionnettiste et amnésique. Dans la Roumanie de 1959, un agent de la Securitate le suit comme son ombre et lui réinvente un passé, pour taire les vingt ans de vie, de prisons et de camps de travail, dont Bruno ne peut se souvenir. Personnage tragique et candide, celui-ci mène avec Eliza une histoire d'amour étrange. Il manipule les fils de Vasilacke, son pantin de bois, pour lui faire prendre vie. Qui viendra tirer les fils de sa propre existence ? Dans son roman L’histoire de Bruno Matei, Lucian Dan Teodorovici nous livre un roman tendu et sombre autour de trois personnages merveilleusement campés.

22,00 €
Parution : Mars 2013
400 pages
ISBN : 978-2-8472-0299-1
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Extrait

La neige de la mi-mars, vue du pont, semblait unie et blanche, comme si elle couvrait encore tout, les rues, les allées boueuses, tapissant une ville dont les constructions paraissaient de loin si différentes de cet autre bâtiment gris où il avait accumulé quelques mois, presque un an, de souvenirs - il n'en avait découvert l'aspect extérieur qu'au moment où il en était sorti, et avec quel étonnement. Il en était resté interdit un bon moment, avec Vasilacke inerte et ballant sur son bras droit.
Vasilacke se balançait maintenant sous le tablier du pont.
A présent, comme ce jour-là - sidéré par la vue qui s'offrait à lui, l'esprit ailleurs, incapable de formuler une phrase, une idée. Soudain, une main sur son épaule. Un regard en arrière, et Vasilacke se mit à faire des mouvements chaotiques sous le pont, puis à remonter de quelques centimètres, plusieurs, peut-être même d'un demi-mètre. Le milicien se pencha sur la balustrade, regarda en direction de la marionnette tremblante puis se tourna de nouveau vers le brun :
- Je vous ai demandé ce que vous faites là.
Il savait qu'il devait lui répondre. Ce n'était pas le froid, c'était la peur qui le faisait trembler. Il savait qu'il fallait dire quelque chose, avant que son mutisme prolongé n'énerve l'autre. Mais les pensées du moment présent, toutes les pensées, refusaient de se transformer en mots.
Il se pencha vers la balustrade et fit un geste, en guise d'explication, vers Vasilacke. Silence. Le milicien regarda lui aussi sous le pont puis dévisagea de nouveau le brun. Lequel, après quelques instants gênants, ouvrit la bouche. Enfin. Il l'ouvrit néanmoins pour dire quelque chose qu'il n'aurait pas dû dire.
- Je suis sorti avec lui pour me promener.
- Vous promener, pouffa le milicien. Vous êtes dingue... ? Avec un pantin, se promener ?
- On est dimanche, compléta immédiatement le brun, comme si cela devait tout expliquer.
Il sortait tous les dimanches avec Vasilacke, voilà ce qu'il aurait voulu dire. Les autres ne le dérangeaient pas, ces passants qui le croyaient fou, il s'était habitué. Le paradis n'était pas parfait, mais si on en connaissait les règles de vie, il ne posait pas de réels problèmes. Il avait appris à ne pas prêter attention ni à ceux qui ricanaient, qui riaient, ni aux enfants qui parfois lui adressaient des quolibets ou même faisaient de lui la cible de divers projectiles. Avec les miliciens, cependant, la partie était plus difficile.
Quelques mois plus tôt, deux d'entre eux l'avaient arrêté juste devant le théâtre de marionnettes d'État, là où il montrait Vasilacke aux enfants qui sortaient de la salle de spectacle. Le dimanche, il était de repos, seuls les acteurs travaillaient. Il craignait encore de s'aventurer en ville, alors il venait pendant son jour de repos devant le théâtre, dans la cour de l'église catholique, attendre les petits spectateurs. Puis il leur montrait Vasilacke. De plus en plus d'enfants lui avaient reproché que sa marionnette ne bougeait ni ne parlait comme les autres, celles qu'ils venaient justement de voir sur scène, alors le brun avait renoncé à son habitude. Mais ce dimanche-là, il n'avait pas encore eu le temps de se sentir inutile et mortifié, ni de pleurer dans son deux pièces en dévidant sa pelote amère face à un Vasilacke qui l'écoutait mutique et inexpressif, posé sur le lit contre un oreiller. À ce moment-là, le brun espérait encore conquérir les enfants. À l'apparition des premières revendications, quand ils avaient commencé à faire remarquer qu'une vraie marionnette remue toute seule sans que personne ne la tienne par les pieds pour les bouger, il n'avait pas su quoi répondre et il s'était immobilisé dans sa position penchée, (...)

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