La fortuna

Auteur : Françoise Gallo
Editeur : Liana Levi

1901, Porto Empedocle. Comme beaucoup de Siciliens, Giuseppa choisit, avec son mari et ses quatre fils, de quitter son île et de tenter une traversée périlleuse vers une nouvelle vie en Tunisie. Certains fuient la misère, le choléra, ou la mafia. D’autres, comme elle, un destin contraire. Le temps de ce périple, elle se souvient... Abandonnée à l’âge de trois mois à la porte d’un couvent, elle a cru échapper au malheur en rencontrant Francesco. Mais celui-ci est né dans une famille de propriétaires terriens arrogants, qui s’acharnent à gâcher son existence. Giuseppa empoigne alors les rênes de sa vie, guidée par son nom, La Fortuna, comme par une bonne étoile. À travers cette femme simple et déterminée, ce roman retrace l’histoire peu connue des «Italo-Tunisiens» qui, il y a un siècle, ont quitté l’Europe pour l’Afrique du Nord.

Françoise Gallo, née en Tunisie dans une famille sicilienne, rejoint à huit ans la Provence. Elle écrit et réalise des fictions et des documentaires. En 2006, elle signe un 52 minutes, Stessa Luna, Prix SCAM « Brouillon d’un rêve littéraire », point de départ de l’écriture de ce roman inspiré de l’histoire de sa famille, et de tant d’autres. Elle vit entre Aix-en-Provence et Paris. La Fortuna est son premier roman.

15,00 €
Parution : Octobre 2019
144 pages
ISBN : 979-1-0349-0186-9
Fiche consultée 40 fois

Extrait

1901, Porto Empedocle, départ
Si je me suis trompée, c’est toute ma famille qui sombre dans la mer africaine. J’ai peur, j’ai froid. Je ne suis plus rien, ni derrière, ni devant. Qui sait où le passeur nous mènera et s’il respectera notre accord ? Je serre mes enfants contre moi : Dormez, dormez, mes petits. Quand vous vous réveillerez, nous serons arrivés.
Francesco nous a rejoints juste avant qu’on nous mène à la grosse barque. «Tu me quittes?» Il fixait mon ballot. «Je pars avec toi. Je suis ton mari. Ils sont aussi mes fils. » Je lui ai tendu la main pour entrer dans l’eau. Quitter un homme, ça ne se fait pas, en Sicile. Je l’avais longtemps supplié de partir avec nous. Il s’emportait: «C’est partout pareil: la loi du plus fort. Pars, va ! Tu n’es rien sans moi... » Il a examiné nos quatre fils, pieds nus, pantalons retroussés, chaussures lacées autour du cou. Luca a glissé sa menotte dans celle, fermée, de son père. Sans me lâcher de son œil noir, Francesco lui a abandonné sa main : « Fils ! »
Sur la grosse barque, trois hommes ont hissé mon mari sans qu’il les remercie. J’ai payé son passage et arrangé sa place parmi nous en calant mon ballot dans son dos.
Nous voici tous les six entassés sur les planches humides. Je me sens complète. Le passeur remonte l’échelle et lève l’ancre. La manœuvre intéresse nos fils. Enfin, au crépuscule, notre barque file vers le sud, voiles gonflées. Elle semble solide mais grince de tous ses bois et fers, aussi fort que ma peur d’être en mer. Quel vent du Nord me pousse au Sud? Vers quoi j’entraîne les miens? Trop tard pour regretter, ou avoir peur : nous sommes partis, à jamais.
Au loin, les maigres lueurs de Porto Empedocle s’effacent. Le port, la jetée, le môle, la tour carrée disparaissent dans l’air moite. Je me retourne vers la Scala dei Turchi, qui recule en tanguant, brillante sous le soleil couchant. De longs nuages tirent des traits roses au-dessus de la falaise blanche. Un sentiment oublié, d’amour profond et infini pour mon pays, m’étouffe aux larmes. Tout s’estompe. Mes attaches se dénouent. Je n’ai plus rien à regarder. La brume nous enveloppe. Des nuages en remous se précipitent vers nous, dans le ciel devenu rouge.
Tourné vers le large, Francesco fixe l’horizon. Assis à la proue, il a couché ses béquilles dans le fond de la barque pour les oublier. Sa silhouette et son profil se découpent et oscillent entre ciel et mer. Sûr d’avoir pris la bonne décision, il roule calmement une cigarette. Moi, je me ronge les sangs. Je lutte en silence contre ma peur. Je la sens, cachée dans mon dos, prête à bondir et me mordre la nuque dès la nuit tombée. Si je meurs sur cette barque ; si nos fils, à peine nés, se noient ; si Francesco coule sans que personne ne lui vienne en aide ; si la mort nous guette sur la mer africaine, qui comprendra pourquoi j’ai voulu partir ? J’ai peur de mourir, peur de mener les miens au désastre, de perdre l’homme que j’ai tant aimé. Bien sûr, j’ai peur. Mais je veillerai. Pour garder ma famille saine et sauve.
La lune trace un sillage lumineux sur l’eau. Nous allons le suivre jusqu’aux côtes de Tunisie. Pendant le trajet, par la mémoire et par le rêve, j’aimerais revoir toute ma vie. Et me souvenir une dernière fois de mon pays, ma Sicile, ma terre muette. Mon île, frappée de tous côtés par la beauté et le malheur.

Informations sur le livre