Les oubliés de Londres

Auteur : Eva Dolan
Editeur : Liana Levi

Un immeuble à moitié vide au milieu d’un vaste chantier de construction. Quelques occupants, oubliés de tous, qui résistent à l’expropriation. Un soir, ils célèbrent la sortie d’un livre consacré à leur combat. Mais tandis que la fête bat son plein, Hella, auteure du texte, et Molly, auteure des photos, se retrouvent face à l’encombrant cadavre d’un homme. La décision qu’elles prennent alors va lier leurs destins, inextricablement. En un savant va-et-vient entre passé et présent, le récit des événements qui les ont conduites au drame révèle d’inquiétantes zones d’ombre.

Eva Dolan, originaire de l’Essex, vit aujourd’hui près de Cambridge. Un temps critique de polar, elle est passée brillamment côté auteurs. Ont paru en France Les Chemins de la haine, Prix des lectrices de ELLE, et Haine pour haine. Avec son dernier roman, Eva Dolan évoque un Londres en pleine transformation, vu du côté des oubliés.

Traduit de l’anglais par Lise Garond
21,00 €
Parution : Février 2020
400 pages
ISBN : 979-1-0349-0231-6
Fiche consultée 50 fois

Extrait

Maintenant – 6 mars
Ils avaient vécu heureux ici.
On le devinait encore aux nombreuses marques pâles sur les murs, à la place des photos de famille. Une grande famille, chaleureuse. Et aux deux fauteuils, suffisamment rapprochés l’un de l’autre pour qu’ils puissent se tenir la main en regardant la télévision. Comme ils l’avaient fait pendant plus de quarante ans. Une vie entière passée côte à côte, satisfaits de ce qu’ils avaient.
Mais tout ce dont Hella se souvenait, c’était de l’aigreur des dernières semaines. Les disputes auxquelles elle avait été forcée d’assister. Lui qui voulait prendre l’argent et déguerpir. Elle qui tenait à rester jusqu’au bout, même s’ils devaient finir ruinés, et qui cherchait du regard l’appui d’Hella, parce que c’était à elle qu’ils s’en remettaient tous depuis des mois. Malgré son jeune âge et le fait qu’ils ne la connaissaient que très peu.
Elle avait pris place là, à la petite table en mélaminé, devant la fenêtre pleine de buée qui donnait sur la Tamise, tandis qu’eux s’entredéchiraient sous ses yeux. Elle pouvait difficilement prétendre être complètement neutre, mais elle avait décidé de les aider à trouver un compromis. Parce qu’au point où on en était, limiter les dégâts était ce qu’elle avait de mieux à leur offrir.
Puis ils étaient partis, pour un autre appartement, dans une ville au bord de la mer. Un endroit triste et décrépit.7
Ils avaient un peu de famille non loin de là, mais avaient dû abandonner leurs amis. Hella espérait qu’ils s’habituaient à leur nouvelle vie. C’était un gentil couple. Ils méritaient mieux que ça.
Leur départ avait été rapide en fin de compte. L’un d’eux avait glissé un mot sous la porte de l’appartement du deuxième étage qu’Hella squattait alors. Une carte postale des plus récents monuments de Londres : le Shard, le London Eye, le Millenium Bridge. L’image même de ce que la ville était en train de devenir, de ce pour quoi on les mettait dehors.
«Merci pour ton aide.» C’était tout ce que la carte disait. Un message tellement bref qu’il semblait presque sarcastique, mais Hella savait que ce n’était pas leur genre. Ils étaient juste un peu taciturnes, de cette génération qui ne faisait pas étalage de ses émotions, et elle avait une certaine admiration pour ça, elle qui à certains moments regrettait de ne pas être plus forte.
Maintenant par exemple.
Elle se leva avec peine et marcha jusqu’à la fenêtre, s’agrippant au rebord pour ne pas perdre l’équilibre. Comme toujours son regard était attiré par la nouvelle tour, à moins de trente mètres, qui grimpait si haut, si près de là qu’on avait l’impression qu’elle allait tomber à la renverse avec sa silhouette évasée et ses balcons austères qui pointaient vers l’extérieur. Mais elle ne s’écroulerait pas. Elle resterait en place, longtemps après que leur immeuble aurait disparu.
La seconde tour allait bientôt sortir de terre, mais pour le moment le demi-hectare de terrain qui avait été dégagé pour la construire n’était qu’une étendue de gravats et de poussière, percée d’immenses tiges d’armature métallique pliées comme des cure-pipes. Plus rien ne restait des anciens appartements encore occupés avant Noël. Le site ressemblait à une zone de guerre, éventrée, retournée en tous sens. Ne manquaient que les cadavres.
Hella ouvrit la fenêtre pour faire entrer l’air frais de la nuit et refroidir ses joues en feu. La Tamise formait une oblique sombre sur laquelle les nouveaux bâtiments dressés d’est en ouest dessinaient des taches de lumière, si allongées par endroit qu’elles atteignaient presque l’autre bord, reliant le vieil or de la rive gauche à l’argent frais de la rive droite.
Elle ferma les yeux, écoutant les bruits de la fête qui descendaient du toit, le ronronnement rassurant de la circulation. Un cri étrange retentit soudain en provenance des quais, au pied de l’immeuble. Une sirène se mit à hurler et elle rouvrit les yeux, aperçut les gyrophares bleus d’une voiture de police qui arrivait en trombe de Vauxhall Bridge. Elle referma brusquement la fenêtre et tourna le dos à la ville.
Le brouhaha de la fête continuait de filtrer par le plafond. Une centaine d’invités, des amis et des gens venus apporter leur soutien, qui tous buvaient, bavardaient, riaient. Grâce à sa campagne de financement participatif sur Kickstarter, elle avait recueilli tout l’argent nécessaire à la réalisation de son projet. Le livre allait voir le jour, les voix des oubliés de Londres allaient être entendues.
Applaudissements, verres qui se lèvent, visages souriants, du prosecco plein les gobelets en plastique. Elle ne se souvenait même plus du discours qu’elle avait prononcé alors qu’elle avait mis des heures à l’écrire, à le peaufiner et à l’apprendre par cœur, consciente qu’il serait repris partout sur les réseaux sociaux, décortiqué et attaqué.
Mais elle se fichait bien de ce qu’elle avait pu dire maintenant.
Elle détourna les yeux du cadavre. Il devait être mort, mais elle n’en était pas entièrement sûre. Elle était incapable de supporter un nouveau contact avec sa peau. Elle sentait les endroits où il l’avait touchée. Elle savait que des bleus apparaîtraient le lendemain, fidèles empreintes de ses doigts.
Là-haut la musique était montée en volume. Quelqu’un allait bientôt se rendre compte qu’elle n’était plus là et partir à sa recherche. C’était sa soirée. Elle ne pouvait pas disparaître comme ça. Pas aussi longtemps.
Mais il y avait des dizaines d’autres appartements vides où elle pouvait se trouver, et dans un recoin de sa tête encore capable de logique, elle savait que les probabilités jouaient en sa faveur. Au moins cette porte-ci fermait, contrairement à beaucoup d’autres enfoncées à coups de pied.
Son téléphone ne cessait de vibrer dans sa poche, faisant comme une secousse sismique à chaque nouvelle notification.
Quelqu’un toqua doucement à la porte.
«C’est moi.» À peine un murmure.
Hella traversa la pièce en chancelant, comme si chaque pas demandait un effort insurmontable. Comme si le bâtiment tout entier penchait et tanguait autour d’elle. Elle colla son œil contre le judas pour s’assurer que c’était bien la personne qu’elle attendait, et avec un soupir de soulagement qui ne la soulagea guère, elle défit maladroitement la chaînette de sécurité, entraîna Molly à l’intérieur et referma aussitôt la porte.
Molly avait l’air saoule, ses cheveux noir de jais tout ébouriffés, des traînées de khôl incrustées dans les ridules sous ses yeux. Avait-elle eu tort de l’appeler ? Était-elle seulement en état de l’aider?
Hella la regarda avec appréhension s’approcher de l’homme, le pas lourd dans ses bottes de motarde, la démarche assurée. Elle songea que ça ne devait pas être la première fois que Molly trouvait quelqu’un par terre dans un endroit où il n’avait rien à faire. Même si d’habitude il s’agissait plutôt d’overdoses accidentelles ou d’un agent de recouvrement qui avait cogné un peu trop fort.
Hella avait une explication sur le bout de la langue, mais elle se retint et avala sa salive. Sa gorge était sèche et serrée et elle sentait que la panique était prête à refaire surface.
– Qui est-ce? demanda Molly d’un ton neutre qui suggérait que rien ne pouvait la déconcerter.
– Je sais pas,répondit-ell d’une voix à peine audible.
Elle fit quelques pas en titubant, se saisit de l’accoudoir d’un fauteuil juste à temps pour se rattraper. Molly se précipita, l’aidant à s’asseoir, posant ses mains fermes et sèches sur ses joues, plongeant ses yeux dans les siens, rassurants dans leur intensité.
– Respire, dit-elle avec sa voix de deux-paquets-par-jour. Ça va aller, ma grande. C’est pas la réalité, c’est la peur qui parle. Faut pas l’écouter.
La pièce devenait trouble. Hella cala sa tête entre ses genoux et Molly se mit à lui masser les épaules en essayant de la calmer, comme elle avait l’habitude de le faire. Hella n’écoutait pas ce que Molly disait, seulement le son et le rythme de sa voix, jusqu’à ce que sa respiration ralentisse et que les dessins sur la moquette cessent de trembler devant ses yeux.
– C’était un accident, dit-elle enfin en se forçant à le regarder.

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