Extrait : Piranhas

Auteur : Roberto Saviano
Editeur : Gallimard

Piranhas

Mange-merde

« Qu’est-ce que t’as à me regarder ?

— C’est bon, je te calcule pas.

— Alors pourquoi tu me mates ?

— Oh, mon frère, tu te trompes de bonhomme, j’en ai rien à foutre, moi ! »

Renatino était avec les autres, ils l’avaient repéré depuis longtemps dans cette forêt de corps, et quand il l’a compris ils étaient déjà quatre sur lui. Le regard est un territoire, une patrie. Regarder quelqu’un, c’est comme entrer chez lui par effraction. Fixer quelqu’un dans les yeux, c’est l’envahir. Ne pas les détourner, c’est affirmer son pouvoir.

Ils étaient installés au centre de la petite place enserrée dans un golfe d’immeubles, avec une seule voie d’accès, un seul café au coin et un unique palmier qui suffisait à lui donner une touche exotique. Cet arbre planté dans quelques mètres carrés de terre modifiait la vision qu’on avait des façades, des fenêtres et des portails, comme si le vent l’avait déposé sur la Piazza Bellini.

Aucun d’eux n’avait plus de seize ans. En s’approchant, chacun respirait l’haleine de l’autre. Le duel s’annonçait. Les yeux dans les yeux, prêt à fracasser le nez de l’autre d’un coup de tête. Mais Briato est alors intervenu, il s’est placé entre eux, un mur qui dessinait une frontière. « Tu veux toujours pas fermer ta gueule ? Tu continues ! Putain, même pas tu baisses les yeux… »

En effet, Renatino ne baissait pas les yeux de honte, mais s’il avait pu faire un geste de soumission, il se serait volontiers exécuté. Baisser la tête et même s’agenouiller. Il était seul contre plusieurs adversaires, et quand il faut vattere quelqu’un, le code de l’honneur ne compte pas. En napolitain, vattere ne signifie pas simplement frapper. Comme souvent avec la langue de la chair, c’est un verbe dont le sens déborde. Frapper, c’est ce que fait un policier, un enseignant. En revanche, vattere, c’est le geste de la mère, du père ou du grand-père, de la petite amie qui vous a surpris à lorgner une autre fille avec trop d’insistance.

Vattere, on le fait avec toute la force qu’on a, mû par un profond ressentiment et sans respecter aucune règle. Surtout, on le fait avec une sorte de proximité ambiguë, car il s’agit toujours de quelqu’un qu’on connaît. Les autres, on les cogne, on les frappe. On le fait avec ceux qui nous sont proches, physiquement, culturellement ou affectivement, ceux qui font partie de notre vie. Ceux qui ne sont rien pour nous, on les frappe et c’est tout.

« Tu likes les photos de Letizia, tu fous tes commentaires partout et tu me mates sur la place ? » l’a accusé Nicolas. Tandis qu’il parlait, les aiguilles noires qu’il avait à la place des yeux transperçaient Renatino tel un insecte.

« Je te mate pas. Et si Letizia met ses photos en ligne, ça veut dire que je peux les liker et foutre des commentaires.

— Et donc, d’après toi, je devrais pas te vattere ?

— Eh, Nicolas, tu me casses les couilles. »

Nicolas s’est mis à le bousculer et à le secouer : les pieds de Renatino trébuchaient dans ceux qui l’encerclaient, son corps rebondissait sur les types qui faisaient mur devant Nicolas comme sur les bandes d’une table de billard. Briato l’a poussé vers Drago, qui l’a pris par un bras et jeté contre Tucano. Celui-ci a fait mine de lui mettre un coup de boule, puis il l’a renvoyé vers Nicolas. Qui avait une meilleure idée.

« Eh, qu’est-ce que vous foutez ? Eh ! »

Sa voix sonnait comme celle d’un animal, ou plutôt celle d’un chiot effrayé. Il répétait sans cesse le même son, « Eh ! », telle une supplique.

Un son sec. Un « Eh » guttural, un cri de singe désespéré. Appeler au secours était un signe de lâcheté, mais il espérait que ce simple son passerait pour une prière, sans avoir à subir l’humiliation de devoir en dire plus.