Comment j'ai appris à lire

Auteur : Agnès Desarthe
Editeur : Stock

Comment tout a (mal) commencé

Je suis née au mois de mai 1966. À cette époque, les hommes, même jeunes, portaient des costumes, des cravates, et parfois des chapeaux. Les femmes avaient des sous-vêtements à armatures, des gaines, des guêpières. Leurs seins, projetés vers l'avant par les coutures, les baleines - que sais-je ? -, étaient pointus, coniques, très durs. Il n'y avait pas de télévision. Nous possédions un téléphone, parce que mon père était médecin, mais tous les foyers n'en étaient pas équipés.
Deux ans plus tard, certaines choses changèrent.
Cependant, sur la photo prise lors d'un anniversaire auquel nous avions été invités, mon frère et moi - disons que c'était vers fin 67 -, je pose, conventionnelle et sérieuse, inconsciente de la révolution imminente : genoux de bébé en X, chaussures vernies aux pieds, robe immaculée et raide, très fière de mon sac à main blanc à fermoir doré. A dix-huit mois, j'ai l'air d'avoir soixante-treize ans.
Un matin du printemps suivant, je déclare, cartable au dos, que je désire aller à l'école. Ma mère m'y conduit (à l'époque, on n'avait pas besoin de s'inscrire... ou peut-être Pétais-je déjà). Je déteste ça. À onze heures trente, le même jour, j'affirme que je n'y retournerai jamais.
Je ne retournerai jamais à l'école, dis-je, avec l'élocution parfaite qui enorgueillissait mes parents, et mon autorité naissante qui ne devait pas les rassurer. Pourtant, quelques mois plus tard (a-t-on laissé passer l'été ?), j'y entre pour de bon. Pour toujours, ai-je envie d'écrire.
Au début, je n'y comprends rien. Je ne dispose que de trois souvenirs très succincts : un parfum de clémentines, le mystère des épluchures des clémentines en question, le nom surprenant d'une des maîtresses : madame Champion (que j'imagine, je ne sais pourquoi, portant une casquette multicolore).
Je ne comprends pas le couloir, ni la salle de classe, ni la cour, ni les toilettes. Je ne comprends pas ce que je fais là, qui sont ces autres enfants à l'odeur bizarre, aux noms bizarres (Didier, Bruno, Véronique...). Mais un jour - résignation ? deuil ? illumination ? habitude ? - je cesse de me poser des questions. Je deviens une écolière.
L'année suivante, j'entre en moyenne section. J'ai quatre ans.
Je dessine, je peins à l'encre, je peins à la gouache, toujours la même chose : une princesse, de face, mains dans le dos (parce que je trouve impossible de faire les doigts, il y en a trop, ils bougent tout le temps, ils ressemblent à des saucisses), avec un buste étroit et une immense jupe qui traîne si bas qu'elle permet d'ajourner l'épineuse question des pieds, avec leurs orteils, leurs chaussures, tous ces détails qui fatiguent.
La jupe est cruciale. Son ampleur permet d'en faire une sorte de tableau à l'intérieur du tableau. Je commence par tracer le contour, puis, au-dedans, une série de lignes horizontales. Sur chaque ligne j'assemble des wagons de motifs, répétés, alternés, très colorés. Je me rappelle encore précisément le plaisir aigu de ce moment où je remplis la jupe comme on remplit une page d'écriture. Je ne joue à rien, je ne vais pas en récréation, je n'ai pas le temps, je n'ai pas d'amis, je ne veux pas courir, je veux peindre des jupes.

17,00 €
Parution : Mai 2013
180 pages
ISBN : 978-2-2340-7166-7
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