L'ange déchu
Eric Stanton, jeune homme en quête de fortune et voyageur sans billet, se voit contraint de descendre d'un car à Walton, petite ville de la côte californienne. À peine débarqué, il se réfugie au diner Chez Papa, où il tombe sous le charme envoûtant de Stella, la serveuse... avant de rencontrer la jeune et riche héritière Emmie Barkley. Ce qu'il advient ensuite de ce triangle amoureux fait de L'ange déchu un petit chef-d'oeuvre du roman noir, violent et imprévisible, dans la lignée de David Goodis et James M. Cain.
Extrait
Le gros car filait sur la route du Pacifique. Dehors, il faisait nuit, et le brouillard rampait à la surface de l'océan. On étouffait dans le car surchargé, surchauffé. Un vrai voyage de temps de guerre. De vieux bonshommes fumant des cigares, des bonnes femmes suçant des bonbons. Des soldats, un fermier à côté de moi sur le strapontin.
De l'autre côté, près de la fenêtre, une rombière d'au moins quarante-cinq ans se tortillait en me jetant des coups d'œil en biais. Elle avait de grosses fesses, un magazine à la main, et ses cheveux sentaient le gardénia. Pour passer le temps, je l'aurais bien encouragée, histoire de l'accrocher pour de bon, mais cela m'était impossible, puisque je devais faire semblant de dormir. J'étais affalé sur mon siège, les yeux fermés, en ne les entrouvrant que de temps à autre pour voir ce qui se passait, dehors comme dedans. Mais, à force de faire semblant, j'avais failli me prendre à mon propre jeu et m'endormir pour de bon. Aussi, quand retentit la voix du chauffeur, je sursautai avec beaucoup de naturel.
— C'est quand tu veux pour te réveiller, mon gars !
Je ne savais pas si je devais ouvrir les yeux. Ce type était bien familier.
— Oui, toi là-bas, avec le chapeau sur le nez ! Tu peux ouvrir les yeux, maintenant. On s'arrête dans trois minutes pour te laisser descendre.
— Qui ? Moi ? fis-je, tout ahuri.
Il rigola :
— Oh, ça va, te fatigue pas avec ton numéro.
— Mon numéro ?
Tout le monde me regardait, surtout ma voisine.
Le chauffeur prit son temps pour me répondre. Il mâchait du chewing-gum, surveillant la route d'un œil et moi de l'autre dans le rétroviseur, les coudes appuyés sur le volant. Tous les passagers étaient maintenant attentifs, guettant ses moindres mots comme ceux d'une vedette dans une pièce à succès. Dans un car, d'ailleurs, le chauffeur a toujours la vedette. Il tient son public, débitant des bons mots depuis le départ jusqu'au terminus. Ça faisait cinq cents kilomètres que je l'écoutais, et j'en avais jusque-là !
Ayant ménagé son effet, il m'asséna le coup fatal :
— C'est vieux comme le monde, ton truc ! On fait semblant de roupiller et on rate sa station.
— Je…
— T'étais réveillé au dernier arrêt, et c'était le tien. Moi, j'ai rien dit, pour voir combien de temps tu tiendrais le coup.
Tout le monde se mit à rigoler. Ah oui, il était chouette, le chauffeur. Un marrant ! Et content de lui, avec ça.
— T'as cru, reprit-il, assuré de son succès, que j'y verrais que dalle et que je t'emmènerais à l'œil jusqu'à Frisco.
Je ne répondis rien.
— Mais il se trouve que, moi, j'ai rien d'autre à faire en conduisant que compter les bouilles dans ma petite glace.
— Et faire du gringue aux femmes du premier rang, dis-je.
— À ta place, je ne la ramènerais pas trop.
— Et pourquoi pas ?
— On verra ça au prochain arrêt.
— Comme tu voudras.
— Un vrai resquilleur, marmonna-t-il. Non mais, vous avez déjà vu un escroc pareil ?
Personne ne réagit.
— Continue, tu m'intéresses, lançai-je.
Mais au contraire, il se tut. Sa nuque était rouge. Quelques minutes après, il s'arrêta et je descendis en traînant mes deux valises neuves. Je patientai. Tous les visages s'écrasaient contre les vitres pour jouir du spectacle. Le chauffeur me suivit dehors. Il était plus grand que moi et me considérait avec une expression proche de l'ennui. Un gaillard maigre et osseux, avec les pommettes saillantes et – je le remarquais maintenant – de grosses mains calleuses. Devinant la suite, je pris les devants et visai au bas-ventre. Il alla heurter la carrosserie argentée du car, toute poussiéreuse. Une seconde plus tard, il se jeta sur moi et m'asséna deux coups.
Quand je retrouvai mes esprits, j'étais par terre. Le car était parti. J'étais tout seul entre mes deux valises. Je me redressai puis me rassis aussitôt. La tête me tournait.
Au bout d'un moment, le paysage redevint clair et je pus lire le nom de la ville : Walton.
Je me traînai jusqu'au bord du trottoir pour m'asseoir à nouveau, encore pris de vertige. Un couple âgé passa sans se presser, tenant en laisse un grand chien poilu. La vieille dame me jeta un bref regard ; le clébard leva sa patte de devant, pointant le nez vers moi, comme un chien d'arrêt. Puis tous les trois poursuivirent leur chemin.
Je finis par me relever en m'appuyant à un palmier et regardai autour de moi. Une ville côtière de Californie parmi d'autres, aux soirées tantôt glaciales et brumeuses, tantôt tièdes et limpides. Ce soir-là, il faisait froid, humide et triste. Le brouillard de mer se teintait d'ambre en halo autour des réverbères.
Le drugstore du coin était ouvert. En face, il y avait un bar, à droite un cinéma. Les autres boutiques étaient déjà bouclées. Pas un bruit, hormis le ressac et les cris des mouettes. L'air marin était vif et sentait bon. Surtout après cinq cents kilomètres dans le car fermé. En repensant au chauffeur, je le traitai de tous les noms, ce qui me fit du bien.
J'avais des crampes à l'estomac. Je rêvais d'un énorme bifteck, bien juteux. Je remis mon chapeau, ramassai mes valises et, suivant le trottoir, je vis sur une vitrine : chez papa, restaurant, en grosses lettres noires.
Une clochette retentit quand je poussai la porte. Il faisait chaud à l'intérieur et les vitres étaient embuées. Je m'installai au comptoir. Pas de clients, aucun signe de vie. Le percolateur haletait. Sur le mur, le général MacArthur me regardait d'un sale œil. Plus loin, Roosevelt souriait. Au-dessus du comptoir, sur une coupure de journal, il serrait la main à Churchill.
Un petit drapeau américain aux plis fatigués pendait au-dessus de la cloison. Derrière, c'était la cuisine. On entendait un bruit de vaisselle, mais personne ne se montrait. Je toussotai, ce qui ne fut pas sans effet.
Un bonhomme usé, mal rasé, en bras de chemise, poussa la porte et s'engagea vivement derrière son comptoir. Ayant posé un verre d'eau devant moi, il s'essuya les mains sur son tablier. Il était maigre comme un poulet plumé, avec des poches devants et visai au bas-ventre. Il alla heurter la carrosserie argentée du car, toute poussiéreuse. Une seconde plus tard, il se jeta sur moi et m'asséna deux coups.
Quand je retrouvai mes esprits, j'étais par terre. Le car était parti. J'étais tout seul entre mes deux valises. Je me redressai puis me rassis aussitôt. La tête me tournait.
Au bout d'un moment, le paysage redevint clair et je pus lire le nom de la ville : Walton.
Je me traînai jusqu'au bord du trottoir pour m'asseoir à nouveau, encore pris de vertige. Un couple âgé passa sans se presser, tenant en laisse un grand chien poilu. La vieille dame me jeta un bref regard ; le clébard leva sa patte de devant, pointant le nez vers moi, comme un chien d'arrêt. Puis tous les trois poursuivirent leur chemin.
Je finis par me relever en m'appuyant à un palmier et regardai autour de moi. Une ville côtière de Californie parmi d'autres, aux soirées tantôt glaciales et brumeuses, tantôt tièdes et limpides. Ce soir-là, il faisait froid, humide et triste. Le brouillard de mer se teintait d'ambre en halo autour des réverbères.
Le drugstore du coin était ouvert. En face, il y avait un bar, à droite un cinéma. Les autres boutiques étaient déjà bouclées. Pas un bruit, hormis le ressac et les cris des mouettes. L'air marin était vif et sentait bon. Surtout après cinq cents kilomètres dans le car fermé. En repensant au chauffeur, je le traitai de tous les noms, ce qui me fit du bien.
J'avais des crampes à l'estomac. Je rêvais d'un énorme bifteck, bien juteux. Je remis mon chapeau, ramassai mes valises et, suivant le trottoir, je vis sur une vitrine : chez papa, restaurant, en grosses lettres noires.
