Paz

Auteur : Caryl Férey
Editeur : Gallimard
Sélection Rue des Livres

Un vieux requin de la politique. Un ancien officier des forces spéciales désormais chef de la police de Bogotá. Un combattant des FARC qui a déposé les armes. Un père, deux fils, une tragédie familiale sur fond de guérilla colombienne.

22,00 €
Parution : Octobre 2019
544 pages
Collection: Série noire
ISBN : 978-2-0728-0417-5
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Extrait

Lautaro s’éveilla, la main posée sur la fesse d’une femme. Il ne savait pas si le jour était levé derrière les stores, si son horloge biologique lui jouait des tours, pas même le nom de la fille qui lui tournait le dos dans le lit king size; entre deux eaux, il se laissa flotter dans le marigot. Les images couraient toutes seules dans son esprit, des images sans queue ni tête entrecoupées de flashs incohérents. Il vit son frère faisant face à un peloton d’exécution, un prêtre à ses côtés récitant quelques saintes Écritures tandis qu’un sang mauve coulait de sa chasuble, trouée à la poitrine. Il vit une orchidée blanche sous les spots d’une serre tropicale, lui, pataugeant dans le parterre de fleurs entretenues par sa mère, et son père qui le grondait comme s’il avait dix ans. Il vit les vagues furieuses d’une mer de mercure qui l’éclaboussaient d’écume brûlante, l’océan qui se soulève et l’aspire pour l’emporter vers le fond sous un rire dément sorti tout droit de son cerveau. Il vit des paysans aux dents sciées souriant dans une casemate alors qu’on allait les tuer, de pauvres hères qui ne comprenaient pas ce qu’on leur voulait et qui s’entassaient là comme des bûches, puis l’un d’eux se dresser à la lueur de la torche qu’il portait à la main, un Indien analphabète au front cerclé d’or proférant des paroles vengeresses, mais il n’y avait rien à craindre des esprits de la forêt, ces gens-là n’avaient jamais su s’imposer dans le paysage, le décor n’était pas pour eux, d’ailleurs l’Indien de malheur disparut à son tour, emporté par le flux. Lautaro croyait émerger du sommeil, il sombrait dans le paradoxal : Rachel dansait maintenant au milieu d’une foule joyeuse, aimante enfin, sauf qu’il ne fallait absolument pas rester là, sa peau faisait des cloques proches de l’ébullition, et l’alerte sonnait. Il se sentit basculer quand une mélodie connue retentit sur le toit du monde : l’écho du portable posé sur la table de nuit.
Lautaro se rattrapa au vide, comprit en une seconde qu’il divaguait, saisit le smartphone à portée de main et déchiffra l’heure sur le cadran – 4 h 47.
Il lui fallut quelques secondes pour oublier ses visions absurdes, la fille qui tendait son cul à ses côtés, et décrocher avant le déclenchement de la messagerie.
— C’est Diuque, fit la voix dans le combiné.
— J’ai vu, marmonna Lautaro en quittant les draps.
Il fit quelques pas encore malhabiles sur le parquet.
— Je te réveille, j’imagine.
— Dis-moi plutôt pourquoi.
— Un autre cadavre, annonça Diuque. À la Candelaria. À la vue de tous et dans un sale état.
— Putain...
— Pire que ça.
Lautaro évacua la chambre en automate. Le lieutenant Diuque
était une des rares personnes au courant de l’affaire, affecté aux patrouilles de nuit pour le cas où ce genre de chose arriverait. Il parlait en pointillé au téléphone, manifestement secoué par la découverte, donna quelques infos complémentaires dont l’adresse – plaza de los Periodistas, à quelques cuadras de là.
— J’arrive, abrégea Lautaro.
Lautaro Bagader n’aimait pas se faire tirer du lit en pleine nuit, encore moins en laissant quelqu’un derrière lui : il tapota le cul de la fille pelotonnée sous son nid de coton – Diana, il avait retrouvé son prénom, ramassée la veille sur Tinder.
— Bouge tes fesses.
— Mmm...
— Allez !
La fille grogna en espérant gagner un peu de sommeil, visiblement elle non plus n’aimait pas se faire jeter du lit, une quadra dont les cheveux châtains mi-longs s’évasaient sur ses épaules, le drap serré dans ses poings comme si elle cherchait à se protéger de quelque chose.
— Bouge, je te dis!
— Mmmm... Quoi ?
Sa voix traînait sur des kilomètres.
— Il faut que je file, la pressa-t-il. Un problème urgent. Allez, debout.
La fille mâchait ses mots, qui n’avaient pas l’air très bons. — Je claquerai la porte en partant, marmonna-t-elle, le visage
enfoui dans l’oreiller.
— Pour que tu choures ce qui traîne, merci. Maintenant remue-toi.
Diana se redressa enfin, le visage embrumé.
— Dis donc, pour qui tu me prends ?
— Saute dans ta culotte, Cendrillon : on part dans trois minutes, le temps d’une douche.
Lautaro fila vers la salle de bains, quelques affaires dans les
mains tirées de la commode. Il ne savait rien d’elle lorsqu’il l’avait rejointe au restaurant – ils allaient baiser sous pseudo, pas se raconter leur vie, et il évitait soigneusement les sujets qui pouvaient le trahir. Prof de sport, c’est ce qu’il avait dit à sa maîtresse du soir, histoire qu’elle ne prenne pas ses jambes à son cou. L’eau tiède ragaillardit ses muscles, la tête suivrait bientôt. Déjà ses visions nocturnes s’effaçaient. Il en avait des tonnes, souvent cauchemardesques, se réveillait en leur crachant à la gueule. Rien subir.

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