Une machine comme moi

Auteur : Ian McEwan
Editeur : Gallimard
Sélection Rue des Livres

Londres, 1982. Dans un monde qui ressemble à s'y méprendre au nôtre, quelques détails dissonent : les Beatles sont toujours au complet, les Anglais ont perdu la guerre des Malouines et le chercheur Alan Turing est encore en vie. Grâce à lui, les prouesses technologiques sont inouïes et les avancées scientifiques en matière d'intelligence artificielle fulgurantes. C'est ainsi que Charlie fait l'acquisition d'un "Adam" , un androïde doté de l'intelligence artificielle la plus perfectionnée qui soit. Adam ressemble beaucoup à un humain, sait faire la conversation, écrit des poèmes et proclame son amour pour Miranda, la compagne de Charlie. En dépit de la jalousie que cette déconcertante situation induit, le trio vit en bonne entente, insensible aux catastrophes économiques et sociales qui bouleversent l'Angleterre après l'assassinat du Premier ministre et la possibilité d'une sortie de l'Union européenne. Mais Adam et ses semblables ont été conçus pour respecter les règles et ne parviennent pas à accepter les imperfections du monde - notamment le mensonge. La situation va alors se compliquer au sein de cet inquiétant ménage à trois. Dans ce roman subtil et subversif, à l'humour noir et à la pertinence redoutable, Ian McEwan explore le danger de créer ce que l'on ne peut contrôler, et pose une question mélancolique : Si nous construisions une machine qui puisse lire dans nos coeurs, pourrions-nous vraiment espérer qu'elle aime ce qu'elle y trouve ?

Traduction : France Camus-Pichon
22,00 €
Parution : Janvier 2020
400 pages
Collection: Du monde entier
ISBN : 978-2-0728-4997-8
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La presse en parle

Mieux vaut le dire d’emblée. Même si l’on n’aime guère les romans d’anticipation, on est séduit dès la première page. Virtuosité, malice, érudition, alacrité : voici un McEwan grand cru. Pas facile pourtant de redonner saveur et fraîcheur au sujet si usé de l’homme-machine. Encore moins de susciter la sympathie pour un humain artificiel.
[...]
Cocktail de science et de fiction mais sans les conventions usuelles de la science-fiction, comédie électronico-anthropologico-sentimentale, fable philosophique et chronique des bouleversements annoncés par l’explosion de l’intelligence artificielle : ce roman est tout ça à la fois. Un roman « augmenté » provoquant tout à la fois frissons d’effroi et éclats de rire.
Florence Noiville, Le Monde

Extrait

C’était l’espoir garanti pour toute aspiration religieuse, c’était le saint graal de la science. nous avions des ambitions, pour le meilleur et pour le pire : que le mythe de la création devienne réalité, que s’accomplisse un acte d’un narcissisme monstrueux. Dès que ce fut faisable, nous n’avions plus qu’à suivre nos désirs, et tant pis pour les conséquences. En termes plus nobles, le but était d’échapper à notre mortalité, d’opposer à la figure de Dieu, voire de lui substituer, un moi parfait. plus concrètement, notre intention était de concevoir une version améliorée de nous-mêmes, plus moderne, et d’exulter devant notre inventivité, de jubiler de notre supériorité. À l’automne du vingtième siècle il eut enfin lieu, ce premier pas vers la réalisation d’un rêve ancien, début de la longue leçon que nous allions nous donner à nous-mêmes : aussi compliqués que nous ayons été, aussi défaillants et difficiles à décrire, même dans nos actions et manières d’être les plus simples, on pouvait nous imiter et nous perfectionner. Et j’étais là en cette aube glaciale, un jeune homme qui fut d’emblée un adepte enthousiaste.
Mais les humains artificiels étaient un cliché longtemps avant leur arrivée, si bien qu’une fois là ils en déçurent certains. l’imagination, plus rapide que l’histoire et que les avancées technologiques, avait déjà simulé l’avenir dans les livres, puis au cinéma et dans les séries télévisées, comme si des acteurs marchant avec une fixité particulière dans le regard, quelques mouvements caricaturaux de la tête et une certaine raideur du dos pouvaient nous préparer à la vie avec nos cousins du futur.
je comptais parmi les optimistes, grâce à une rentrée d’argent inattendue après la mort de ma mère et la vente de la maison familiale, qui s’était révélée construite sur un site propice à une opération immobilière. le premier androïde viable fabriqué en série, doté d’une intelligence et d’une apparence plausibles, de gestes et d’expressions crédibles, fut mis en vente une semaine avant que les soldats de la falklands Task force ne s’embarquent pour leur mission désespérée. Adam coûtait 86 000 £. je le rapportai dans une camionnette de location à mon domicile, un appartement sans charme au nord de clapham. j’avais pris une décision téméraire, mais j’étais encouragé par des allégations selon lesquelles sir Alan Turing, héros de la guerre et génie tutélaire de l’ère numérique, se serait fait livrer le même modèle. sans doute voulait-il le faire démonter dans son laboratoire pour en examiner en détail le fonctionnement.
Douze exemplaires de cette première version se prénommaient Adam, et les treize autres, Ève. banal, de l’avis général, mais efficace sur le plan commercial. la notion de race biologique n’étant plus reconnue scientifiquement, les vingt-cinq avaient été conçus pour couvrir un éventail de caractéristiques ethniques. il y eut des rumeurs, puis des plaintes, parce que l’Arabe ne se distinguait pas du juif. les aléas de la programmation ainsi que l’expérience vécue garantiraient toute latitude en matière de préférences sexuelles. À la fin de la première semaine, les Ève avaient été vendues en totalité. Au premier coup d’œil, j’aurais pu prendre mon Adam pour un Turc ou un grec. il pesait soixante-dix-sept kilos, et il me fallut demander à Miranda, ma voisine du dessus, de m’aider à le transporter depuis la rue sur le brancard jetable fourni à l’achat.
pendant que ses batteries commençaient à se charger, je nous préparai un café, puis je fis défiler les quatre cent soixante-dix pages en ligne du manuel de l’utilisateur. le langage était clair et précis pour l’essentiel. Mais Adam avait été créé en collaboration par plusieurs sociétés, et les instructions avaient parfois le charme d’un poème surréaliste. « soulever le haut du maillot de corps de b347k pour activer l’émoticône souriante avec accès à la carte mère et atténuer le risque de sautes d’humeur. »
Enfin, le carton et le polystyrène de l’emballage jonchant le sol à ses pieds, il fut assis, nu, devant la minuscule table de ma cuisine, les yeux fermés, relié à la prise murale de treize ampères par un câble électrique noir branché dans son nombril. il faudrait seize heures pour le charger. suivraient les téléchargements des mises à jour et des préférences personnelles. j’aurais voulu qu’il fonctionne tout de suite, et Miranda aussi. Tels de jeunes parents, nous étions impatients d’entendre ses premiers mots. il n’avait pas de haut-parleur bon marché enfoui dans sa poitrine. nous savions par la publicité euphorique qu’il formait des sons avec son souffle, sa langue, ses dents et son palais. Déjà, sa peau plus vraie que nature était tiède au toucher et aussi lisse que celle d’un enfant. Miranda prétendait qu’il battait des cils. c’était sûrement l’effet des vibrations du métro roulant à trente mètres sous terre, mais je ne dis rien.
Adam n’était pas un sex toy. En revanche, il était capable d’avoir des rapports sexuels et possédait des muqueuses opérationnelles, pour la maintenance desquelles il consommait un demi-litre d’eau par jour. Alors qu’il était toujours assis devant la table, je remarquai qu’il n’était pas circoncis, qu’il était bien pourvu, avec une abondante toison pubienne noire. ce modèle hautement perfectionné d’humain artificiel reflétait selon toute probabilité les appétits de ses jeunes programmeurs. les Adam et les Ève, avait-on décrété, seraient pleins de vigueur.
la publicité le présentait comme un compagnon, un interlocuteur digne de ce nom dans les échanges intellectuels, un ami et un factotum qui pouvait à la fois faire la vaisselle, les lits, et « réfléchir ». chaque moment de son existence, tout ce qu’il entendait et voyait, il l’enregistrait et pouvait le retrouver. il ne savait pas encore conduire et n’avait pas le droit de nager, de prendre une douche, de sortir sans parapluie quand il pleuvait ou de se servir d’une tronçonneuse sans surveillance. quant à son autonomie, grâce aux progrès dans le stockage de l’électricité, il pouvait courir dix-sept kilomètres en deux heures sans recharger ses batteries, ou bien, à consommation énergétique équivalente, converser non-stop pendant douze jours. il était conçu pour durer vingt ans. bien bâti, les épaules carrées, la peau brune, il avait des cheveux noirs et drus coiffés en arrière, un visage étroit dont le nez légèrement busqué suggérait une intelligence féroce, un regard songeur entre ses paupières mi-closes, et des lèvres pincées qui perdaient sous nos yeux la pâleur jaunâtre de la mort pour prendre une riche couleur humaine, leurs commissures se relâchant peut-être même un peu. Miranda déclara qu’il ressemblait à « un docker du bosphore ».
Devant nous trônait le jouet ultime, un rêve séculaire, le triomphe de l’humanisme – ou son ange exterminateur. follement enthousiasmant, mais frustrant. seize heures à le regarder sans rien faire, c’était long. je pensai que, pour la somme que j’avais versée après le déjeuner, Adam aurait dû être chargé et en état de marche. cette journée d’hiver touchait à sa fin. je fis des toasts et on reprit du café. Miranda, doctorante en histoire sociale, regretta que Mary shelley adolescente ne soit pas là pour scruter non pas un monstre comme celui du docteur frankenstein, mais ce beau jeune homme à la peau foncée qui prenait vie. je répondis que les deux créatures partageaient le même appétit pour les pouvoirs de l’électricité.
« nous aussi. » Elle avait parlé comme si elle ne faisait allusion qu’à nous deux plutôt qu’à toute l’humanité dépendant d’une charge électrochimique.
Elle avait vingt-deux ans, dix de moins que moi, et était très mûre pour son âge. vu de loin, nous n’avions pas grand-chose en commun. nous incarnions la jeunesse dans toute sa gloire. Mais j’estimais avoir atteint un autre stade de l’existence. Mes études étaient loin derrière moi. j’avais subi une série d’échecs professionnels, financiers et personnels. je me considérais comme trop endurci, trop cynique pour une jeune femme aussi charmante que Miranda. Et même si elle était belle avec ses cheveux châtains, son long visage mince et ses yeux qui semblaient souvent plissés par une hilarité réprimée, et même si au gré de mes humeurs il m’arrivait de la regarder avec émerveillement, j’avais très tôt décidé de la confiner au rôle d’amie et de voisine bienveillante. nous partagions un hall d’entrée, et son petit appartement se trouvait juste au-dessus du mien. on se voyait de temps à autre pour prendre un café et parler de nos relations, de politique et de tout le reste. Avec juste la distance qu’il fallait, elle donnait l’impression d’être à l’aise quoi qu’il arrive. pour elle, semblait-il, un après-midi de plaisir avec moi aurait eu la même importance qu’une conversation chaste et amicale. Elle était détendue en ma compagnie et je préférais penser que le sexe gâcherait tout. on restait bons copains. Mais il y avait chez elle un goût du secret ou une retenue qui me séduisaient. peut-être, sans le savoir, étais-je amoureux d’elle depuis des mois. sans le savoir? quelle minable formulation !

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