La loi du rêveur

Auteur : Daniel Pennac
Editeur : Gallimard

"L'ampoule du projecteur a explosé en plein Fellini. Minne et moi regardions Amarcord du fond de notre lit. - Ah ! Non ! Merde ! J'ai flanqué une chaise sur une table et je suis monté à l'assaut pour changer l'ampoule carbonisée. Explosion sourde, la maison s'est éteinte, je me suis cassé la figure avec mon échafaudage et ne me suis pas relevé. Ma femme m'a vu mort au pied du lit conjugal. De mon côté je revivais ma vie. Il paraît que c'est fréquent. Mais elle ne se déroulait pas exactement comme je l'avais vécue". Daniel Pennac.

17,00 €
Parution : Janvier 2020
176 pages
Collection: Blanche
ISBN : 978-2-0728-7938-8
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Extrait

Pour autant qu’on puisse dater ce genre de naissance, je suis devenu écrivain la nuit de cette conversation avec Louis. J’avais dix ans et j’affirmais à mon meilleur copain que la lumière c’est de l’eau.
— De l’eau, tu es sûr de ce que tu dis ?
— Parfaitement, la lumière c’est de l’eau.
— La lumière électrique ? Celle de notre lampe de chevet ? C’est de la flotte ?
Vercors, nuit tombée, la conversation avait lieu dans ma chambre d’enfant, dont Louis était l’invité perpétuel : lui dans son lit moi dans le mien, notre lampe de chevet entre nous, et un dessin très coloré de Federico Fellini accroché au-dessus de nos têtes. C’est le décor.
— Oui, la lumière jaune des ampoules et la lumière blanche des néons, c’est de l’eau.
— Qui t’a raconté ça ?
— Le maître, la semaine dernière, le jour où tu étais absent. Il nous a expliqué qu’en montagne, c’est‐à-dire ici, la lumière c’est de l’eau, des rivières qu’on transforme en lacs, grâce à des barrages, et qu’on apprivoise dans des usines spéciales.
— De la flotte qu’on apprivoise ? Tu es sûr que tu as bien compris ?
Je n’en étais plus si sûr mais Louis avait tellement l’air de se foutre de moi que j’ai fui dans l’improvisation :
— J’ai parfaitement compris ! Une fois apprivoisée, l’eau coule à toute allure dans les fils électriques et elle tourne si vite dans les filaments des ampoules qu’à force de chauffer ça fait de la lumière !
Louis se tourna vers le mur :
— Ou tu as compris de travers ou tu racontes n’importe quoi.
Il ajouta :
— C’est normal, d’ailleurs, quand j’avais ton âge je faisais pareil.
Vieille plaisanterie entre nous. Il était né un 31 décembre et moi le 1er janvier.
— Mais on n’a qu’un seul jour de différence !
—Même si j’étais né le 31 à 23 heures 59 et toi le 1er à 0 heure et une seconde, ça ferait un an de différence. Et en un an on a le temps d’apprendre un tas de trucs, tu verras.
Le genre de blague dont on ne se lassait pas.
Notre bavardage aurait duré toute la nuit, si la tête de ma mère n’avait surgi dans l’entrebâillement de la porte : — Éteignez et taisez-vous, les garçons, on part tôt
demain matin et la route sera longue. Dormez !
En éteignant notre lampe de chevet je soufflai à Louis : — Un jour c’est pas un an, et la lumière c’est de l’eau !
Il y avait beaucoup de sommeil dans sa voix, quand il me répondit :
— On verra ça demain, quand tu auras mon âge.
La seconde d’après on n’entendait plus dans la maison que les voix lointaines de la télévision. Mon père et ma mère regardaient une de ces émissions où l’on débattait déjà de l’avenir de la France et de la santé de la planète. Les parents s’assoupissaient régulièrement devant l’écran allumé, pour se réveiller en sursaut à ces heures où, l’humanité dormant, la télévision raconte la vie des bêtes.

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