Elmet

Auteur : Fiona Mozley
Editeur : Joëlle Losfeld
Sélection Rue des Livres

John Smythe est venu s'installer avec ses enfants, Cathy et Daniel, dans la région d'origine de Leur mère, le Yorkshire rural. Ils y mènent une vie ascétique mais profondément ancrée dans la matérialité poétique de la nature, dans une petite maison construite de leurs mains entre la lisière de la forêt et les rails du train Londres-Edimbourg. Dans les paysages tour à tour désolés et enchanteurs du Yorkshire, terre gothique par excellence des soeurs Brontë et des poèmes de Ted Hughes, ils vivent en marge des lois en chassant pour se nourrir et en recevant les leçons d'une voisine pour toute éducation. Menacé d'expulsion par Mr Price, un gros propriétaire terrien de la région qui essaye de le faire chanter pour qu'il passe à son service, John organise une résistance populaire. Il fédère peu à peu autour de lui les travailleurs journaliers et peu qualifiés qui sont au service de Price et de ses pairs. L'assassinat du fils de Mr Price déclenche alors un crescendo de violence ; les soupçons se portent immédiatement sur John qui en subit les conséquences sous les yeux de ses propres enfants...

Traduction : Laetitia Devaux
19,00 €
Parution : Janvier 2020
240 pages
ISBN : 978-2-0728-8011-7
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La presse en parle

Danny, Cathy et leur père vivent en marge, dans la nature anglaise. Cela pouvait-il durer ? Un premier roman en vert et noir.

Elmet fut l’ultime royaume celte indépendant d’Angleterre. Jusqu’au VIIe siècle, il constituait un sanctuaire pour ceux qui souhaitaient échapper à la loi. C’est en ces terres, devenues Yorkshire et célébrées dans Les Hauts de Hurlevent et les poèmes de Ted Hughes, que la Britannique Fiona Mozley situe Elmet, son premier roman.
Là, et de nos jours, John Smythe, un géant de 2 mètres invaincu en combat de boxe à mains nues, a bâti une maison en briques et rondins. Au cœur d’une forêt de frênes qui les met à couvert de la curiosité, il y mène une existence paisible avec ses deux enfants, Cathy, 15 ans, et Danny, un de moins, le narrateur de ce roman noir. « C’était la raison pour laquelle papa nous avait emmenés jusqu’ici : il voulait nous garder à l’écart, nous garder en nous-mêmes, nous protéger du monde. Nous donner une chance, disait-il, de vivre notre propre vie », sans être asservis à quiconque. Ils tirent à l’arc, se chauffent au bois de coupe, posent des collets à lapin, décorent un sapin en pleine terre pour Noël. Les adolescents, déscolarisés depuis peu, jouent de la musique, cultivent le potager ou s’affairent au poulailler. Avec une sensibilité étayée par le soin qu’elle accorde aux détails, la romancière transcrit leur routine frugale, la tendresse silencieuse qui les unit, en marge de la société comme de la modernité.
Macha Séry, Le Monde

Extrait

On arriva en été, quand le paysage était en fleurs, les journées longues et chaudes, la lumière douce. Je me promenais torse nu, et ma sueur était propre. J’aimais l’étreinte de cet air épais. Pendant ces mois-là, des taches de rousseur apparurent sur mes épaules osseuses. Le soleil était long à se coucher, les soirées tournaient à l’étain avant de noircir, puis un nouveau matin s’immisçait. Les lapins gambadaient dans les champs et, avec un peu de chance, lorsqu’il n’y avait pas de vent et que la brume s’accrochait aux collines, on apercevait un lièvre.
Les fermiers abattaient les nuisibles, et nous, on piégeait des lapins pour les manger. Mais pas le lièvre. Pas mon lièvre. C’était une femelle qui veillait sur sa portée dans un terrier à l’ombre du chemin de fer. Elle était habituée au passage des trains et quand je la voyais, elle était toujours seule, comme si elle avait réussi à s’échapper de son terrier. C’est rare qu’une créature de son espèce abandonne sa progéniture en plein été pour courir les champs, pourtant cette hase était en quête. De nourriture ou de compagnie. En quête comme un animal qui chasse, à croire qu’elle avait décidé de ne pas rester proie, mais au contraire de courir et de chasser. Comme si un jour, alors qu’elle était poursuivie par un renard, elle avait fait volte-face pour se lancer aux trousses de son poursuivant.
Quelle qu’en soit la raison, cette hase n’était pas comme les autres. Lorsqu’elle filait, je la distinguais à peine, mais quand elle faisait halte, elle se transformait en la chose la plus immobile à des kilomètres à la ronde. Plus immobile que les chênes et les pins. Encore plus immobile que les rochers et les pylônes. Plus immobile que la voie ferrée. À croire qu’elle dominait la terre, qu’elle avait réussi à la bloquer en se plaçant au centre, que même les jalons les plus fixes tournoyaient follement autour d’elle, et que tout le reste, tout le paysage, était aspiré par son œil disproportionné, globuleux, de la couleur de la braise.
Si la hase faisait figure de mythe, cette terre qu’elle griffait l’était tout autant. Ce paysage qui n’avait été qu’une immense forêt était à présent parsemé de pustules en forme de bosquets. Les fantômes de l’ancienne forêt se manifestaient encore lorsque le vent soufflait. Le sol regorgeait d’histoires brisées qui tombaient en cascade, pourrissaient puis se reformaient dans les sous-bois de façon à mieux ressurgir dans nos vies. On racontait que des hommes verts avec des visages en feuille d’arbre et des membres en bois noueux scrutaient depuis les fourrés. Les cris de meutes à moitié mortes de faim qui couraient, haletantes, pour attraper du gibier en train de les charger. Robin des Bois et sa troupe de vagabonds faméliques qui sifflotaient, se battaient et festoyaient avec la même liberté que les oiseaux à qui ils volaient leurs plumes. La forêt s’étirait sur une large bande entre le nord et le sud. Sangliers, ours et loups. Biches, cerfs, daims. Kilomètres de champignons souterrains. Perce-neige, campanules, primevères. Les arbres avaient depuis longtemps cédé le terrain à des champs, des pâturages, des routes, des maisons et des voies ferrées, il ne restait plus que quelques bois comme le nôtre.
Papa, Cathy et moi, on occupait une petite maison qu’il avait construite de ses mains avec des matériaux provenant des environs. Il avait choisi pour nous ce petit bois de frênes séparé de la principale ligne de chemin de fer de l’est par deux champs, suffisamment loin pour ne pas être vus, suffisamment près pour bien connaître les trains. Ils passaient assez souvent, si bien qu’on savait différencier le vrombissement et le sifflet des trains de voyageurs des sons étouffés et étranglés que produisaient les trains de marchandises avec leur cargaison dans des conteneurs en métal peint. Ils avaient des horaires et des intervalles bien à eux, et leur son se propageait comme les cernes des arbres autour de notre maison, tintant à la manière des carillons tibétains. Les longs Andelante et Pendolino indigo qui reliaient Londres à Édimbourg ; les convois plus petits et plus vieux, avec de la rouille sur leurs pantographes crissants. Les vieux trains à bestiaux qui faisaient teuf-teuf en direction de l’abattoir, trop lents pour les rails modernes, aussi mal à l’aise sur l’acier laminé à chaud que des vieillards sur de la glace.
Le jour de notre arrivée, un vieux soldat gravit la colline au volant d’un tombereau articulé rempli de pierres fendues qui avaient été abandonnées dans la cour d’un ancien maçon. Le type laissa papa décharger la cargaison presque tout seul tandis qu’il restait assis sur un rondin fraîchement coupé à fumer cigarette sur cigarette, que Cathy roulait avec son propre tabac et ses propres feuilles. Il la surveillait de près alors qu’elle agitait les doigts puis léchait le papier pour le sceller. Il s’intéressait à sa cuisse droite dès qu’elle y posait le paquet de tabac, et plus d’une fois, il se pencha pour l’attraper, la frôlant au passage, et faire mine de lire le texte dessus. Chaque fois, il lui proposait d’allumer sa cigarette en tendant une flamme enthousiaste, puis boudait comme un enfant comme Cathy s’évertuait à se débrouiller seule. Il ne la voyait pas grogner et froncer les sourcils tandis qu’elle roulait les cigarettes. Il n’était pas homme à savoir lire l’expression d’un visage. Pas du genre à savoir ce que des yeux et des lèvres signifient, à imaginer qu’un joli minois puisse renfermer des pensées bien moins jolies.
Le type parla toute l’après-midi de l’armée, de sa guerre en Irak et en Bosnie, de comment il avait vu des garçons aussi jeunes que moi éventrés au couteau, leurs entrailles qui viraient au bleu. Il n’y avait presque pas de noirceur en lui quand il nous racontait ça. Papa travailla à la maison toute la journée et, le soir, ils descendirent de la colline pour aller boire le cidre que le soldat avait ramené dans une bouteille en plastique. Papa ne resta pas longtemps absent. Il n’aimait pas boire beaucoup et il n’aimait pas la compagnie, à part celle de ma sœur et la mienne.
À son retour, il nous dit qu’il s’était disputé avec le soldat. Il l’avait frappé à la tête avec le poing gauche, et il avait maintenant une coupure près de la jointure du pouce.
Je lui demandai quelle était la raison de la dispute.
— Daniel, c’était un salaud, me répondit papa. Un salaud. Alors Cathy et moi, on se dit que le type l’avait bien cherché.
Notre maison était conçue sur le modèle des bungalows et des mobile homes qui se dressent aux environs de toutes les petites villes où vivent des vieux et des familles pauvres. Sans être architecte, papa était capable de suivre le plan gris et blanc de la municipalité.
Mais elle était plus solide que les autres du même genre, car construite avec des briques de meilleure qualité, du mortier de meilleure qualité, des pierres et du bois de meilleure qualité. Je savais qu’elle tiendrait bien des saisons de plus que toutes celles qui bordaient les routes en direction de la ville. Elle était plus belle, aussi. La mousse et le lierre provenant des bois avaient davantage envie d’y pousser et de la fondre dans le paysage. À chaque saison, elle paraissait plus vieille qu’en réalité, et plus elle paraissait vieille, plus on savait qu’elle vieillirait bien.
Comme toutes les vraies maisons, ces maisons où l’on se sent chez soi.
Dès que les murs extérieurs surgirent de terre, je plantai des graines et des bulbes. Il y avait encore des tranchées à cause des fondations que papa avait creusées. Je prolongeai les trous, que je remplis de compost et de fumier frais qu’on récupérait à une dizaine de kilomètres, dans une écurie où des petites filles en culotte beige et bottes de cuir luisant réalisaient des gymkhanas à poney sous des projecteurs. J’y plantai des jonquilles, des pensées et des roses de différentes couleurs, ainsi que des boutures faites à partir d’une plante grimpante aux fleurs blanches qui jaillissaient d’un vieux mur en pierre sèche. Ce n’était pas la bonne saison pour ça, mais quelques plants avaient tout de même fleuri, et il y en eut davantage l’année suivante. Le secret d’une véritable maison, c’est la patience. Faire sienne la bâtisse et l’inscrire, tout comme nous, dans les saisons, les mois, les années.
On était arrivés peu de temps avant mon quatorzième anniversaire. Cathy venait juste d’avoir quinze ans. C’était le début de l’été, ce qui laissait à papa tout le temps nécessaire pour construire la maison. Il savait qu’elle serait terminée bien avant l’hiver. Dès la mi-septembre, on put l’occuper. Avant ça, on vivait dans deux anciens camions de l’armée que papa avait achetés à un receleur de Doncaster, puis ramenés par les petites routes et les chemins. On les avait reliés avec des filins d’acier, puis on avait tendu et attaché avec soin une toile goudronnée au centre en guise de toit. Papa dormait dans un camion, Cathy et moi dans l’autre. À l’abri de la toile goudronnée, il y eut d’abord de vieux fauteuils de jardin en plastique, puis un canapé bleu tout défoncé. C’était notre salon. On posait nos tasses et nos assiettes sur des caisses en bois retournées pour éviter de les mettre par terre, et aussi nos pieds, par les chaudes soirées d’été où il n’y avait rien d’autre à faire que parler et chanter.
Par les nuits les plus claires, on restait dehors jusqu’au petit matin. On mettait la radio dans chacun des deux camions et Cathy et moi, on dansait sur la terre couverte de feuilles mortes au son de cette stéréo des bois, sans restriction car les voisins étaient trop loin pour nous entendre. Parfois, on chantait sans la radio, aussi. Bien des années plus tôt, papa m’avait acheté une flûte à bec, et un violon à Cathy. On suivait des cours gratuits quand on allait encore à l’école. On n’était pas très doués, mais on arrivait à produire un son correct avec nos instruments, car papa les avait bien choisis. Il n’y connaissait rien en musique, mais il s’y connaissait en objets de bonne qualité. Il était capable de voir ça au bois, à la colle, à l’odeur du vernis ainsi qu’à la douceur des finitions. On était allés jusqu’à Leeds pour les acheter.
Papa connaissait bien le bois. Il identifia sans tarder les arbres autour de chez nous, et il me les montra. La plupart avaient moins de cinquante ans, mais le bosquet remontait à bien avant notre arrivée, sans doute plusieurs siècles auparavant, selon papa. En son centre, il y avait cependant quelques arbres plus vieux, et au cœur, le plus âgé de tous. L’arbre mère, disait papa, dont ils étaient tous les descendants. Elle avait plus de deux siècles. Son écorce était dure comme l’ambre.

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