Les héros de la Frontière

Auteur : Dave Eggers
Editeur : Gallimard

Josie, quarante ans, dentiste, décide de tout quitter : sa banlieue pavillonnaire étouffante, ses patients procéduriers et son ex-mari lamentablement lâche. Elle loue un camping-car et embarque ses deux enfants pour l’Alaska. C’est le début d’une odyssée à travers la nature hostile, ravagée par les feux de forêt. Ils rencontreront d’étonnants inconnus – précieuses alliées, séduisants solitaires et extravagants amateurs d’armes – et tenteront, à tout prix, de trouver enfin leur place dans le monde.
Ce roman de mésaventures dessine avec humour et tendresse le portrait d’une héroïne moderne au bord de la crise de nerfs, une nouvelle Ulysse en quête de courage et de réponses à une question essentielle : que faire d’une vie?

Traduction : Juliette Bourdin
8,50 €
Parution : Octobre 2020
Format: Poche
512 pages
Collection: Folio
ISBN : 978-2-0728-8201-2
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Extrait

Il y a le bonheur de ce qui nous rend fiers, le bonheur qui naît du beau travail accompli au grand jour, d’années d’un labeur fructueux qui nous laissent ensuite fatigués et contents, entourés par la famille et les amis, emplis de satisfaction et prêts pour un repos mérité – le sommeil ou la mort, peu importe.
Et puis il y a le bonheur de son propre laisser-aller. Le bonheur de goûter une solitude grisée de vin rouge, sur le siège passager d’un vieux camping-car garé quelque part dans le sud profond de l’Alaska, les yeux perdus dans un gribouillage d’arbres noirs, craignant d’aller dormir de peur qu’à tout moment quelqu’un ne fasse sauter le piètre verrou de la porte du véhicule et ne vous tue, vous et vos deux jeunes enfants qui dorment au-dessus de la cabine.
Josie plissa les yeux dans la lumière déclinante d’une longue soirée d’été sur une aire de repos de l’Alaska méridional. Elle était heureuse ce soir-là, avec son pinot, dans ce camping-car plongé dans l’obscurité, au milieu de bois inconnus, et sa peur s’estompait à mesure qu’elle vidait son gobelet en plastique jaune. Elle était contente, même si elle savait que ce contentement était fugace et artificiel, même si elle savait que tout cela clochait complètement : elle ne devrait pas être en Alaska, pas comme ça. Elle avait été dentiste et ne l’était plus. Le père de ses enfants – un homme lâche et diarrhéique prénommé Carl, un homme qui avait dit à Josie que le mariage-par-certificat était un simulacre, le papier superflu et réducteur – avait, un an et demi après avoir quitté la maison, trouvé une autre femme à épouser. Il avait rencontré et s’apprêtait maintenant, contre toute attente, contre toute logique, à épouser quelqu’un d’autre, une personne originaire de Floride. C’était prévu pour septembre, et Josie avait de bonnes raisons de partir, de disparaître jusqu’à ce que tout cela soit terminé. Carl ignorait complètement qu’elle avait emmené les enfants hors de l’Ohio. Quasiment hors de l’Amérique du Nord. Il ne pouvait pas le savoir. Et quel meilleur moyen de rester invisible qu’une maison itinérante, sans domicile fixe, un camping-car de couleur blanche dans un État qui compte un million d’autres voyageurs vagabonds, tous au volant de camping-cars de couleur blanche? Personne ne pourrait jamais la retrouver. Elle avait envisagé de quitter carrément le pays, mais comme Ana n’avait pas de passeport et qu’il fallait l’accord de Carl pour en obtenir un, cette option était exclue. L’Alaska était à la fois le même pays et une autre contrée, c’était presque la Russie, presque le néant, et si Josie n’emportait pas son téléphone et n’utilisait que de l’argent liquide – elle avait trois mille dollars dans un sac en velours du genre à contenir des pièces d’or ou des haricots magiques –, elle serait introuvable, indétectable. Et elle avait été scoute. Elle savait faire un nœud, vider un poisson, allumer un feu. L’Alaska ne l’intimidait pas.
Ils étaient arrivés tous les trois à Anchorage plus tôt ce jour-là, une journée grisâtre sans promesse ni beauté, mais Josie s’était sentie inspirée dès qu’elle était descendue de l’avion. «OK les enfants!», avait-elle dit à ses gamins épuisés et affamés. Ils n’avaient jamais manifesté d’intérêt pour l’Alaska, et voilà pourtant qu’ils y étaient. « Nous y voilà ! », avait-elle annoncé avant d’exécuter une petite parade triomphale. Aucun des enfants n’avait souri.
Elle les avait entassés dans le camping-car de location, puis ils étaient partis, au petit bonheur. Les constructeurs l’avaient baptisé le Château, mais c’était il y a trente ans, et ce véhicule était désormais détraqué et dangereux pour ses passagers et pour tous ceux qui partageaient la route avec lui. Pourtant, après une journée de voyage, ses enfants allaient bien. Ils étaient étranges. Il y avait Paul, huit ans, les yeux froids et attentionnés d’un prêtre de glace, un garçon doux et paisible qui se montrait bien plus raisonnable, gentil et sage que sa mère. Et il y avait Ana, cinq ans seulement, une menace constante pour le contrat social. C’était un fauve aux yeux verts et à la crinière d’un roux insensé, qui avait le chic pour repérer d’emblée l’objet le plus fragile d’une pièce et le casser ensuite avec une incroyable promptitude.

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