La Police des Lumières

Auteur : Collectif
Editeur : Gallimard

Lorsque les foules emportent la Bastille le 14 juillet 1789, le sort de la « police despotique » paraît scellé. Au nom du roi, ses représentants ont enfermé des milliers de personnes. Ses espions et ses mouches sont devenus insupportables à une population en quête de liberté et de justice.

Pourtant, la police de l’Ancien Régime ne se résume pas au seul contrôle du corps social et de l’opinion. Les archives attestent de la variété de ses tâches. Conçue comme un art de gouverner, elle régule l’approvisionnement en blés des villes, organise le travail et les échanges, veille à la santé et à l’hygiène des populations. Le XVIIIe siècle est, à bien des égards, une étape charnière au cours de laquelle la police se structure pour devenir une force incontournable de la puissance étatique.
Fille de son siècle, perméable aux idées des Lumières, la police est aussi au cœur de nombreux débats, comme le contrôle des actes policiers par l’autorité judiciaire, la régulation de la presse ou encore l’intervention de la puissance publique dans l’économie.

Sous la direction de Vincent Denis et Vincent Milliot, historiens, et d’Isabelle Foucher, responsable aux Archives nationales.

35,00 €
Parution : Mars 2020
256 pages
ISBN : 978-2-0728-8629-4
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Extrait

L’Europe et la police des Lumières
Colin Jones
« Mon Dieu ! Comment peut-on espérer de l’ordre chez ces gens dont la langue ne possède même pas un mot comme police !» Cette exclamation d’un visiteur français à Londres, à la fin du xviiie siècle, est certes exagérée, mais compréhensible. Dans son célèbre Dictionary of the English Language paru en 1755, Samuel Johnson définit le terme de «police» comme étant «la réglementation et le gouvernement d’une ville ou d’un pays pour tout ce qui concerne les habitants», tout en notant qu’il s’agit d’un terme français. En 1763, un journaliste constate également qu’«on ne comprenait réellement à Londres ni le mot ni la chose en soi». En 1790, un voyageur allemand va plus loin : alors qu’il demeure exact, soutient-il, que « les Anglais n’ont pas un seul mot dans tout leur langage pour exprimer ce que nous appelons la “police” », il estime que l’on se « tromperait lourdement » si on en concluait « que la chose n’existe pas chez eux ».
La méfiance anglaise vis-à-vis de la notion de police est alors fortement imprégnée par l’hostilité portée à la fonction de lieutenant général de police de Paris créée, en 1667, par Louis XIV. C’est incontestablement l’institution de police la plus importante et la plus influente d’Europe et elle jouit pour ainsi dire d’un statut mythique durant le siècle des Lumières. Le regard des Anglais sur la situation en France traduit toutefois l’ambiguïté et le flou qui entourent plus globalement le terme de «police». Le mot ne désigne pas uniquement un concept et il recouvre une grande variété de pratiques, pouvant prendre des formes particulières. La réticence des Anglais à l’utiliser semble démontrer que l’on n’a besoin ni du mot ni d’une institution pour mettre en œuvre des pratiques de « police » telles que définies par Johnson.
Soucieux de conforter leur autorité, un grand nombre de têtes couronnées européennes – Frédéric II de Prusse, Marie-Thérèse et Joseph II d’Autriche, Léopold II de Toscane et Catherine la Grande de Russie – se mettent pourtant en quête d’informations sur le modèle parisien afin de voir s’il est transposable sur leur propre territoire. Copenhague, Madrid et Lisbonne en adoptent des versions. Les souverains sont particulièrement avides d’en savoir davantage sur le légendaire recours à l’espionnage et les autres méthodes utilisées par la Lieutenance pour recueillir des informations, qui semblent être à l’origine de sa capacité à maintenir l’ordre.
En Angleterre, au contraire, la Lieutenance apparaît comme toute-puissante, centralisatrice et tyrannique, glorifiant le secret et piétinant les libertés individuelles. Cette hostilité alimente une répulsion croissante envers l’absolutisme monarchique français qui, comme le suggère l’historienne Linda Colley, contribue largement à la formation de l’identité nationale britannique au cours du xviiie siècle. Sir William Mildmay lui-même, dans son étude minutieuse de la police parisienne publiée en 1763, tout en manifestant une admiration furtive pour l’efficacité de la Lieutenance, conclut qu’une force de ce type est malheureusement impensable «sous une constitution civile et libre de gouvernement ».
Toutefois, les Anglais ne sont pas les seuls à avoir une perception négative de la Lieutenance parisienne. Des recherches récentes réfutent l’idée d’un modèle parisien exerçant une influence prépondérante dans l’ensemble de l’Europe. Nombre de grandes villes – dans le nord de la France, mais également aux Pays-Bas, à Genève et vraisemblablement ailleurs – rejettent fermement ce modèle, invariablement pour des raisons plus pragmatiques qu’idéologiques. Ainsi, dans les pays germaniques, existe une tradition différente et plus ancienne de Polizei qui souligne déjà le rôle du souverain pour assurer le bien-être de son peuple et stimuler le potentiel économique de l’État.
D’autres recherches montrent également combien ce mythe lié à la puissance de la Lieutenance de police ne correspond pas à la réalité, même en France. Le rayon d’action de cette institution se limite à Paris et à ses environs, dans presque tous les domaines (comme la censure et la presse). Et la tentative, en 1699, de reproduire le modèle parisien dans des villes de province s’avère une lamentable erreur : les postes nouvellement créés sont systématiquement incorporés (souvent par achat) au sein de structures municipales existantes. Même au cœur de Paris, le lieutenant général est contraint de travailler en coordination avec d’autres autorités, parfois en rivalité avec elles, comme la municipalité et le Parlement. Les lieutenants successifs ont eux-mêmes encouragé l’idée, largement répandue parmi les Parisiens – qui voient des espions là où il n’y en a pas –, que la surveillance de police est omniprésente et omnisciente.
Dans une certaine mesure, le lieutenant de police apparaît comme un tigre de papier. Pourtant, les réalisations de ce tigre de papier – pour autant qu’il en fût un – sont, avant 1789, considérables. La police veille à ce que la plus grande ville d’Europe continentale puisse se nourrir, elle évite qu’elle ne soit dévastée par le feu, les inondations ou les épidémies et, à de rares exceptions, parvient à maintenir l’ordre public à un niveau impressionnant. Plus prosaïquement, grâce au système des commissaires au Châtelet, l’institution assure un rôle de police de proximité qui désamorce la plupart des conflits locaux.

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