Douze palais de mémoire

Auteur : Anna Moï
Editeur : Gallimard
Sélection Rue des Livres

Le roman fait alterner les monologues d'un père, Khanh, et de sa fille de six ans, Tiên, en fuite sur un bateau de pêche. Ils quittent, pour rejoindre les États-Unis, un pays qui n'est jamais nommé, le Vietnam sans doute. Au fil des chapitres, les voix du père et de la fille, mêlant souvenirs et récit de la traversée, reconstituent l'histoire, petite et grande, qui les a menés là. Deux visions et deux modes d'expression se succèdent : ceux de l'adulte, conscient de la gravité des événements qui les chassent de leur pays, et ceux de la fillette, dont la candeur et la drôlerie apportent une note de poésie au drame de leur situation.
Khanh, fils d'un astrologue à la cour de l'ancien régime dynastique, a survécu à une révolution de type communiste grâce à ses compétences d'ingénieur : il a été affecté par le nouveau régime à la construction de ses premiers missiles balistiques. Ces compétences lui viennent de la constitution précoce de douze « palais de mémoire », adaptés de la méthode mnémotechnique antique des loci, qui lui ont permis de devenir un matheux accompli. À l'évocation de ses souvenirs, on comprend que la mère de Tiên, femme de Khanh, est morte dans l'explosion d'un des missiles inventés par Khanh alors qu'elle se trouvait dans une léproserie créée par deux bénévoles américains. Khanh craint que la fillette n'ait été contaminée par la maladie et fuit vers l'Amérique pour pouvoir la soigner.
L'apprenant, le capitaine du bateau débarque le père et la fille sur l'épave d'un chalutier échouée sur le rivage. Ils survivent en se nourrissant de mouettes et de coquillages. La vague d'un tsunami les sauve en les emportant vers les côtes thaïlandaises.
Le ton du roman est poétique et mélancolique, parfois drôle et parfois doux-amer, mais sans pathos. La grâce chatoyante de certaines descriptions de lieux, de mets, de paysages se mêle à la peinture retenue des émotions et à la délicatesse dans l'énoncé des sentiments. La mémoire est au centre du récit, fragments du passé qui remontent et se heurtent aux détails concrets d'une vie quotidienne chaotique et cependant pleine d'amour.

19,00 €
Parution : Février 2021
208 pages
Collection: Blanche
ISBN : 978-2-0728-8794-9
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Extrait

Khanh

Et le rivage toujours si calme attend. Les lames, puissantes au large, soumises à l’arrivée, s’aplatissent pour le lécher. Le village se fait happer par la nuit, escamoté comme un mouchoir dans la manche du prestidigitateur, donnant le sentiment que quelque chose de surnaturel vient de se produire.
Des chiens hurlent à la cadence de mes foulées sur le sable – de nombreuses foulées entre la cabane où je me suis caché avec la petite, et la lisière de l’océan. Ils sont plutôt amateurs et jappent sans conviction, roquets oisifs à qui on n’a rien demandé. On ne peut pas leur en vouloir ; la garde, ils ne sont pas payés pour cela. Je les ai réveillés en bondissant de ma cachette, alors ils font quand même le minimum. Ils ont senti ma peau de citadin, mon tabac étranger du marché noir, le savon importé de même provenance, la senteur goyave de la petite sur mon dos. Ma douce. Son odeur d’enfant joue à cache-cache dès que je tente de la renifler. Les chiens détectent toujours ce parfum insolite de l’innocence. Contrairement à ce que l’on pense, les coupables n’ont pas d’odeur. Ils sont comme vous et moi. On ne peut pas savoir. Des coupables, il y en a plein les rues.
Je ne m’affole pas pour une meute de chiens errants, je n’en suis plus là. Le poil hérissé, la bave mauvaise, mais pas le genre à mordre – des hooligans de pacotille. Et même si les plus intrépides d’entre eux se sont entraînés dans la journée à tu-me-mords-je-te-mords, ils ne peuvent nager et jouer de la mâchoire à la fois. On n’a jamais vu de chiens se battre dans l’eau. Le danger vient des aboiements, les chiens jappent rarement pour rien, les vigiles et les gardes-côtes le savent.
Je ne me retourne pas, pourquoi pivoter ? À ce stade, je n’ai pas de plan B. Devant toutes les falaises où le destin m’a acculé, je n’ai jamais fait demi-tour. La falaise la plus haute, la plus belle, la première, j’ai foncé vers elle à l’âge de vingt-huit ans avec Hoa, ma femme, ma beauté. Mon père, quand il apprit la nouvelle de notre union, me lança au visage, à la manière d’une claque, le mot pureté – comme dans pureté de la race. À l’exception de ma mère, tout le reste de la famille – frères, sœurs – s’est rangé derrière mon père. Toute une lignée de pseudo-aristocrates qui mâchent le mot pureté avec l’acharnement des broyeurs de chique, à se défoncer les mandibules, quand leur noblesse se résume à quelques titres sur papier. Pureté ? Qu’est-ce que la pureté ? L’assurance d’attaches exquises ? D’oreilles très fines et de cheveux aériens ? Que leur vaut à présent toute cette pureté de sang, quand la Révolution a révoqué l’Ordre du Dragon ?
J’ai choisi Hoa, mon impure. Nous sommes allés de falaise en falaise, vertigineusement amoureux.
L’âge n’a pas émoussé mon tranchant. Et même, je dirais que ma lame s’est aiguisée au contact des épreuves, tantôt canif, tantôt tronçonneuse.

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