Journal intime du pancréas
Au printemps 2015, l'écrivain hongrois Péter Esterházy apprend qu'il est atteint d'un cancer du pancréas et doit suivre un traitement contre cette maladie particulièrement agressive. Il entame alors un journal : entre les nuits passées à l'hôpital, la mise en place de la chimiothérapie et les conversations avec ses proches, il fait surgir un narrateur à la fois révolté et amusé. Révolte contre la menace qui pèse sur le corps en l'abîmant déjà, et amusement devant cette farce que joue la vie en accueillant à l'improviste ce personnage de «demoiselle Pancréas», la maîtresse imposée avec qui il faut bien apprendre à cohabiter. Ultime livre d'un écrivain considéré comme l'un des plus talentueux du XXe siècle, Journal intime du pancréas nous offre une chronique pleine de panache sur le sens de l'existence, dans laquelle résonnent une dernière fois l'humour et l'intelligence de Péter Esterházy.
Extrait
Dimanche 24 mai 2015
Cancer, voilà le mot juste pour commencer, bien qu’il n’ait pas été prononcé immédiatement, ni rapidement, même si je ne pense pas que les médecins aient évité de l’employer. Au contraire, c’est moi qui leur ai posé directement la question sur un ton badin. Un peu comme je l’ai écrit dans Esti, où j’avais laissé libre cours à mon imagination à propos de la maladie de Szebeni. À laquelle j’avais donné une forme artistique. Je ne regarde pas maintenant, je le ferai plus tard, je suis curieux de voir les ressemblances dans mes réactions. Fin avril, une douleur sourde est apparue, si mes souvenirs sont bons, sous une côte de droite. Ou de gauche ? Je ne m’en suis pas occupé. Le diagnostic vient de tomber : cancer du pancréas avec des métastases au foie. Mais j’y avais ressenti une douleur aiguë à l’automne déjà. C’est alors que j’ai commencé à être attentif aux douleurs et à prendre des notes. J’ai même écrit « cancer du pancréas », il est vrai plutôt par hasard, c’est-à-dire innocemment. J’ai toujours des bouts de papier sous la main pour noter tout à tout moment, mais je ne suis pas un (véritable) diariste. Le diariste voudrait contrôler le temps, il voudrait fixer la journée ; dans sa totalité. Moi, je ne le suis devenu que dans l’adversité. C’est aussi ce qui s’est passé dans le cas de Revu et corrigé. J’ai essayé, j’essaie de saisir l’adversité au collet. La mettre sous le joug des phrases. Le joug des phrases — voilà ce qui révèle l’adversité.
Je ne veux pas laisser libre cours à mon imagination, mais je vais fantasmer. Je dois aussi jeter un coup d’œil sur le livre de Devecseri, Les Avantages du sectionnement de l’abdomen. Hier, j’ai fait quelques recherches, mais je n’ai rien trouvé. Peut-être Herrndorf1, il a lui aussi un livre de mourant. Et Brodkey. Harold Brodkey : Histoire de ma mort2. Non pas que je sois mourant, ni que ce soit pronostiqué. Rien n’est encore pronostiqué.
Mardi 2 juin 2015
De mercredi à dimanche, à Berlin. J’ai voulu et espéré prendre des notes continuellement, écrire ce journal, mais je n’ai pas écrit une seule ligne. Je flemmardais ; il y a eu une soirée chez Gauck, au Schloss Bellevue, une soirée culturelle sur le thème de la traduction. Nous avons fait des pas de deux avec Mora sous les coups de fouet intelligents du dompteur Denis Scheck.
Je devrais m’accrocher au thème, je devrais me scotcher au pancréas. La situation ressemble de façon agaçante à celle de Revu et corrigé, là aussi il y avait cette exaspérante contrainte de réalisme. C’est-à-dire que non seulement le réellement (en italique !) existant est légitime et autorisé, mais que c’est le seul qui soit intéressant. La réalité comme évaluation esthétique — quelle idée saugrenue.
Je viens de parler avec la docteure D. qui, je dirais de façon inattendue, est devenue mon endocrinologue, et qui surveille mon machin d’anticoagulant depuis des années. Une femme propre sur elle, sévère. J’ai voulu lui raconter tout ce que j’avais appris jusque-là. Mais elle s’était informée, elle savait déjà tout, c’est-à-dire tout ce que j’avais appris. Seulement, peut-être qu’elle savait autrement ce « tout », qu’elle le comprenait mieux. Moi, j’ai compris ces choses assez lentement. Je les comprends lentement.
J’observe ma célèbre sérénité ontologique (l’expression est de Miklós Mészöly). Je ne la vois pas encore entamée. Même pas pour moi-même. Il n’y a pas « encore » de mal — je suis un fêtard prudent. Je suis au début de la fin, pourrais-je plaisanter. (Blödelt, a écrit Ursula März, que j’apprécie beaucoup, à propos de Cape et d’épée3 ; ça ne m’a pas fait plaisir.)
Je tente de m’accrocher au projet, contrairement à mes habitudes, de ne pas réécrire ces notes, de ne pas les structurer après coup, mais de les laisser telles quelles, en broussaille. Cela dépend aussi de la personne qui va taper le texte. Si c’est moi, je vais sûrement fourrer mon nez dedans, je vais le traiter comme il faut le faire avec un texte. En attendant : j’écris poème, comme il vient4.
Signe, appelons-le signe, même si je n’avais pas pensé que c’était un signe, le premier signe est apparu il y a un mois (j’ai oublié celui de l’automne), le 2 mai, j’ai écrit dans mon agenda : ventre, un peu de température, couché toute la journée. (Voilà pourquoi je dis que ce n’est pas un journal. Ce n’est qu’un aide-mémoire. Le journal ne rappelle rien, il rend présent.) Rester au lit toute la journée m’a été très agréable, je m’en souviens. Comme si j’avais séché l’école, sans avoir besoin de duper ma mère en frottant le thermomètre pour le monter de 37,2 à 38, j’ai pu rester au lit sans faire cela. Je m’autorise tout ça depuis au moins trente-cinq ans en tant que ma propre maman. En tant que tel, je ne suis pas particulièrement indulgent, néanmoins je peux m’attendrir sur moi-même. Comme ma véritable maman a pu le faire. « Mais, en dehors des ressemblances, il y a d’autres différences. »
Poussé par une brusque résolution, j’ai quitté ma chambre en courant avec le cahier pour lire à haute voix ce que j’avais écrit jusque-là. Le désir de le montrer, comme depuis des décennies. Le texte est un texte, et qu’un texte, malgré ses prétendues confessions personnelles et comptes rendus ; il n’existe qu’en tant que texte, c’est en tant que tel qu’on peut l’appréhender. Je réfléchissais : ce n’est pas tout à fait vrai, parfois, derrière, ou sous la formulation maladroite (amateur) ou déjà non contrôlée (la proximité de la mort), d’importants messages peuvent se trouver sur la vie, sur les vies, sur les finitudes et l’infinitude.
Bref, comme d’habitude, j’ai voulu foncer auprès de Gitti pour qu’elle m’écoute immédiatement et me dise comment c’était, en fait je voulais savoir si c’était bien. Non, qu’elle me dise que c’était bien. Mais elle dormait, elle était allongée sur le grand sofa, couverte de ce truc rouge tricoté, j’ai regardé son visage, qui révélait non pas la légèreté du repos, mais quelque chose d’accablant. Peut-être pas encore accablant pour moi, seulement que... qui sait, peut-être que nous avons vieilli, et qu’il nous faut une petite sieste dans l’après-midi. « Elle en écrase sous le poids de sa ferveur », dit la langue hongroise en plaisantant. Je suis revenu dans ma chambre à pas de loup.
vais sûrement fourrer mon nez dedans, je vais le traiter comme il faut le faire avec un texte. En attendant : j’écris poème, comme il vient4.
Signe, appelons-le signe, même si je n’avais pas pensé que c’était un signe, le premier signe est apparu il y a un mois (j’ai oublié celui de l’automne), le 2 mai, j’ai écrit dans mon agenda : ventre, un peu de température, couché toute la journée. (Voilà pourquoi je dis que ce n’est pas un journal. Ce n’est qu’un aide-mémoire. Le journal ne rappelle rien, il rend présent.) Rester au lit toute la journée m’a été très agréable, je m’en souviens. Comme si j’avais séché l’école, sans avoir besoin de duper ma mère en frottant le thermomètre pour le monter de 37,2 à 38, j’ai pu rester au lit sans faire cela. Je m’autorise tout ça depuis au moins trente-cinq ans en tant que ma propre maman. En tant que tel, je ne suis pas particulièrement indulgent, néanmoins je peux m’attendrir sur moi-même. Comme ma véritable maman a pu le faire. « Mais, en dehors des ressemblances, il y a d’autres différences. »
