Sister Deborah

Auteur : Scholastique Mukasonga
Editeur : Gallimard

Les années 1930 voient, dans toute l'Afrique de l'Est, un vaste mouvement de conversion au christianisme. Une vague de réveils évangéliques parcourt l'Ouganda et le Kenya. Au Rwanda, les pères blancs célèbrent la «tornade du Saint-Esprit».
Des Afro-Américains y fondent une mission évangélique. Le révérend Marcus prêche la venue imminente d'un sauveur noir. Mais Sister Deborah, prophétesse et thaumaturge, proclame que le Messie sera une Femme noire:«Mille ans de bonheur pour les femmes après des milliers d'années de malheur!»
Les femmes entrent en grève, les troubles se répandent, vite réprimés par les troupes coloniales. Sister Deborah disparaît, des légendes naissent, on la croit morte et réincarnée. Ikirezi, une enfant malingre qu'elle a autrefois guérie, devenue miss Jewels, une brillante universitaire, part sur ses traces. Elle la retrouve à Nairobi sous le nom de Mama Nganga. Hélas, Mama Nganga sera peu après brûlée vive au cours d'émeutes anti-sorcellerie.
Miss Jewels se lance dans une nouvelle enquête sur les circonstances de cette mort, qui va la mettre en péril. Va-t-elle suivre de mystérieuses matrones et accepter de mettre au monde la Messie attendue? Ou préférer accoucher d'un livre pour annoncer le renouveau des mouvements féministes radicaux?

19,00 €
Parution : Octobre 2022
160 pages
Collection: Blanche
ISBN : 978-2-0729-9668-9
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Extrait

Quand j’étais petite fille, je tombais souvent malade, plus souvent en tout cas que mes frères et mes sœurs. Parfois, dans un moment de lassitude, ma mère m’en faisait reproche. « Comment, se plaignait-elle, une créature aussi chétive a-t-elle pu sortir de mon ventre alors que tous ceux et celles que j’ai engendrés jusque-là sont des gaillards sains et robustes et des filles belles comme des génisses qui mettront au monde à leur tour de beaux enfants ? » Maman luttait avec détermination et sans jamais se décourager contre les maux qui m’assaillaient : fièvres récurrentes, vers intestinaux, quintes de toux inextinguibles, éruptions de boutons, diarrhées, saignements de nez, paralysie momentanée de tel ou tel membre. Mon corps paraissait être le jouet de toutes les maladies et il me semblait que c’était le Mal lui-même qui en multipliait les symptômes.
Pourtant ma mère ne m’amenait presque jamais au dispensaire. D’abord parce qu’il était loin, à plus de dix kilomètres de la maison, mais surtout parce qu’elle ne faisait aucune confiance aux pilules que distribuaient, un peu au hasard aurait-on dit, les infirmiers. Pour aller au dispensaire, il fallait partir au premier chant du coq, mais nous avions beau quitter la maison avant l’aube il y avait déjà foule devant le guichet où un boy délivrait au prix fort les billets permettant d’accéder à l’infirmier et à ses pilules, puis, munies de ce laisser-soigner obligatoire, il fallait patienter encore, sous le soleil ou sous la pluie, dans une longue file d’attente. Une fois par semaine, deux religieuses blanches passaient pour les injections. Ce jour de piqûres était jour de spectacle et attirait beaucoup de monde au dispensaire, non seulement les malades mais aussi tous ceux qui, goguenards, voulaient contempler les fesses que tendaient les patients à l’impitoyable seringue qu’enfonçait, avec une vigueur peu commune pour une femme, une nonne non moins impitoyable.
À toute cette médecine de Blancs, ma mère préférait ses propres médications, celles dont la recette lui avait été donnée par sa mère, qui, elle-même, la tenait de sa mère et sa grand-mère sans doute des ancêtres eux-mêmes. Elle cueillait donc, au jour et à l’heure fixés par les rites et en récitant les incantations adéquates, les herbes, les feuilles, les racines, les fruits sauvages, les tubercules, qu’elle pilait dans un mortier réservé à cet usage, broyait sous la pierre à moudre, mâchonnait avec vigueur, réduisait en poudre et administrait sous des formes diverses selon la posologie qu’indiquait la tradition. Certains lieux étaient considérés comme propices pour ses médecines : devant la petite hutte, au fond de la bananeraie, consacrée au culte des ancêtres, dans le bosquet sacré où réside le python surgi de la dépouille d’un ancien roi. Maman avait repéré dans le champ un arbre qui avait échappé au défrichage de mon père. À la tombée de la nuit, elle m’amenait au pied de l’arbre médicinal et, à ses pieds, elle me frictionnait tout le corps avec ses feuilles fraîchement cueillies. Ma mère entretenait avec grand soin l’umucuro, mon arbre, dont les feuilles toujours d’un vert tendre pouvaient guérir seules les multiples maladies qui couvraient ma peau ou rongeaient mes entrailles. Les nuits de pleine lune, maman m’entraînait au plus épais des papyrus et offrait mon petit corps nu à tous les esprits qui hantent les marais.
Car ma mère savait bien que mes maladies récurrentes ne venaient pas seulement de la faiblesse de mon corps enfantin. Elles provenaient pour la plupart soit des hommes, soit des esprits. Le premier suspect était toujours un voisin jaloux mais ce pouvait être aussi un de ces empoisonneurs qui veulent le mal pour le mal et que j’aurais croisé au hasard d’un sentier et dont j’aurais enjambé par mégarde le maléfice. Et dans des cas extrêmes, la maladie pouvait venir de plus loin, je veux dire de l’Autre Monde, celui des esprits des morts, des esprits si nombreux qui hantent la brousse et la nuit s’insinuent dans les demeures et les songes des humains. Mais maman avait aussi de quoi contrer les maléfices des êtres de la nuit. Elle oignait mon corps de je ne sais quel onguent en implorant à la fois Ryangombe, Maria, Nyabingi et bien d’autres entités célestes ou souterraines, et même celles qu’il valait mieux ne pas connaître ni nommer et qui, puisqu’elles envoyaient les maladies, étaient les seules à pouvoir les guérir.
Lorsque les médications maternelles se révélaient impuissantes, que la maladie persistait, que le mal s’aggravait, il n’y avait plus pour elle qu’un seul recours : «Sister Deborah, demain nous irons chez Sister Deborah, c’est elle qui peut te sauver. Demain nous irons à Nyabikenke, à la mission des padri noirs. » Si mon père s’apercevait des préparatifs du départ, il entrait dans une violente colère : «Tu n’iras pas dans cette mission du diable. Je te l’interdis. N’as-tu pas entendu ce qu’ont dit nos vrais padri ? Ce sont des sorciers venus d’un pays qu’on appelle l’Amérique, d’un pays qui peut-être n’existe pas parce que c’est le pays des morts, celui des damnés. Ils n’ont pas été baptisés avec la bonne eau bénite. Et ils sont noirs, les vrais padri sont tous blancs. Je te défends d’y traîner ma fille et de l’offrir au démon qui se cache dans la tête et le ventre de cette sorcière que tu appelles Deborah. Toi, tu peux bien aller au diable mais épargne ma fille. »

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