Aux nuits à venir
«Son ventre est chaud, il brûle. Il ne reste plus que cette boule incandescente au niveau du nombril qui illumine tout sur son passage. Jamais elle n'a ressenti autant d'amour. Son ventre contient leur histoire. Elle flotte dans l'air comme un foulard emporté par le vent. Elle passe à travers la grille, y dépose la fourrure des souvenirs qui l'étouffaient, les secrets enfouis, sa vie faussée. Elle dépose les angoisses, les peurs, le dégoût d'elle-même, l'effroi, la culpabilité, les mensonges et les sombres nuits.» À trente-quatre ans, Marguerite, dite Marge, fuit la moindre entrave à sa liberté. Sans emploi ni logement stables, elle est envahie par des personnages qui peuplent ses nuits, chacun réclamant qu'elle raconte son histoire. Elle finit par trouver refuge dans la cabane d'un chantier abandonné, rue des Martyrs. En escaladant l'échafaudage de l'immeuble vide, elle découvre un dernier occupant : Victor, ancien militaire, qui résiste aux pressions du promoteur immobilier. Ensemble, ils vont faire alliance contre le monde extérieur. Alors que chaque nuit Marge met au monde les créatures qui la hantent et lui dévoilent un lourd secret d'enfance, la passion amoureuse va saisir les deux réfractaires aux destins si opposés. Ce roman plein de fougue emporte le lecteur dans l'histoire d'un amour ardent, nourri par la puissance de l'imaginaire. Joffrine Donnadieu libère ici une langue charnelle, vibrante, habitée.
Extrait
Devant le 37 de la rue des Martyrs, au beau milieu du trottoir, une jeune femme est allongée sur une cantine à roulettes. Ses jambes dépassent de la caisse, parfaitement alignées avec son corps, tendues à l’horizontale. Elle est si raide que si on lui ôtait ce support, elle resterait suspendue dans les airs. Immobile, le visage blême, comme morte. Les passants la contournent, des enfants l’enjambent comme à saute-mouton, des badauds regardent ailleurs, gênés. Un homme s’arrête, lui demande si elle a besoin d’aide. Elle ouvre les yeux, ne dit rien, l’ignore.
La voix de Violette, sa sœur cadette de dix mois, résonne encore dans sa tête. La scène a eu lieu quelques minutes plus tôt.
Tu peux crier, pleurer. Je te vire, Marge. Tu peux mettre les bras en croix pour ne pas passer la porte, ça ne t’empêchera pas de finir sur le trottoir avec tes affaires. Je ne peux plus vous voir.
Violette pousse la caisse, décidée. Marge sent le couvercle en fer sous son dos qui vibre sur le carrelage du cabinet, glisse sur le tapis persan. Elle regarde le ventre de sa sœur déjà arrondi au-dessus d’elle. Violette, enceinte de trois mois, attend son deuxième enfant. Marge observe ses seins fiers, son cou dégagé, son menton et son nez pointus comme les siens, comme ceux de leur mère. Violette se penche sur son visage. Tu veux jouer ? D’accord. Mais ce ne sera pas aussi drôle que lorsqu’on était petites et que je te couvrais d’un drap taché de rouge pour effrayer les parents. C’est fini, Marguerite. Je le connais, ton sourire. Aujourd’hui tu ne m’auras pas. Tu es allée trop loin. Ne me fais pas tes yeux assassins, ce n’est pas moi la fautive.
Alors que Marge se redresse, Violette plaque ses mains sur son torse, la maintient allongée, susurre à son oreille. Vas-y, pleure. Tu auras beau sangloter, trembler, mimer une crise de tétanie ou d’épilepsie, un délire psychotique ou menacer de te suicider, je ne ferai pas marche arrière. Je ne te laisserai pas détruire mon couple, ma famille, mon travail.
Marge tousse, suffoque, fait mine de s’évanouir. Violette retire sa main. Si je perds mon bébé, ce sera ta faute.