Patriotic School

Chronique de contre-espionnage en temps de guerre
Auteur : Macha Séry
Editeur : Gallimard

Patriotic School, filtre à espions sophistiqué, a opéré de janvier 1941 à fin mai 1945, dans un vaste manoir victorien au sud de Londres. Tout étranger mettant le pied au Royaume-Uni, clandestinement ou avec une mission légale, y était enfermé jusqu’à ce que le MI5 ait établi s’il était de bonne foi ou s’il s’agissait d’un espion camouflé.
Officiers interrogateurs, archivistes, analystes et secrétaires du renseignement y ont côtoyé des « pensionnaires » venus de tous horizons. Joseph Kessel et Maurice Druon, Jean Moulin, François Mitterrand et Jean-Pierre Melville y ont séjourné.

La réalité historique, tirée des archives britanniques, se mêle avec précision et humour à la fiction dans cette fresque du quotidien des uns, obsédés par la crainte de relâcher un ennemi, et des autres, mus par la seule idée de sortir de là.

21,00 €
Parution : 11 Septembre 2025
496 pages
Collection: Série noire
ISBN : 978-2-0730-3515-8
Fiche consultée 36 fois

Extrait

Prologue

La pose de la première pierre eut lieu le 11 juillet 1857. Ce jour-là, des milliers d'invités, convergeant en calèche, se rassemblèrent dans une prairie au sud-ouest de Londres. Bientôt, ici, les filles des soldats morts en Crimée recevraient une éducation décente. Le Commonwealth veillerait sur l'avenir des orphelines dont les pères s'étaient sacrifiés.
Trois cents d'entre elles furent sorties de leurs institutions pour former une double rangée. La cérémonie se déroula sous un ciel dénué de nuages. Un tapis mena la reine Victoria, le prince Albert et trois de leurs enfants jusqu'à une tribune enrubannée. Dans leur sillage cheminaient l'archevêque de Canterbury, le prince de Prusse et le duc de Sussex auquel avait appartenu le terrain ; soixante-cinq acres de sol sablonneux cédées à vil prix, prétendait la noblesse.
C'était là où s'édifierait le projet, parmi les fougères et les chardons.
La reine se saisit d'une truelle en argent. Elle mania vaguement le fil à plomb, puis enfonça dans le sol la première pierre ornée d'une plaque de laiton.
Au cours de l'après-midi, une vingtaine de délégués et d'ambassadeurs de l'Empire britannique se succédèrent sur l'estrade tandis que des éventails, emportés comme les parapluies au cas où, brassaient l'air tiède.
« Merci à tous. Le plafond du réfectoire portera vos armoiries afin que les fillettes vous soient éternellement reconnaissantes. Le peintre désigné pour cette tâche s'affaire déjà à ce grand œuvre », répéta un sous-fifre pendant le cocktail qui suivit. Ledit peintre, mal débarbouillé, acquiesçait de mauvaise grâce.
De cette garden-party ont survécu quelques clichés argentiques où tout paraît décor : les gerbes de fleurs, les tenues à chapeaux, l'amphithéâtre en bois où se massent les invités pour entendre les discours.
En ce jour de gloire, un photographe a immortalisé l'assemblée champêtre comme d'autres correspondants de presse venaient de figer les cadavres aux environs de Sébastopol. Soit les ravages de la guerre et du choléra. Couplés dans l'histoire neuve des technologies aux nouvelles du front par télégraphie, dévastateurs furent ces clichés auprès de l'opinion publique. Le conflit en Crimée s'invitait dans les foyers sous forme de papier journal.
Pareil orphelinat, la Royal Victoria Patriotic School, enthousiasma les foules. Songez : des gamines industrieuses, des demoiselles patriotes par lignage, vouées au mariage ou à un travail décent. Impossible de les retrouver dans un bordel ou derrière une porte cochère. Elles feraient la fierté de l'Empire.
Quêtes d'écoliers, galas de charité… Chacun participa à hauteur de ses moyens. Si bien que la souscription dépassa toute espérance. Il fut décidé que, sur le million et demi de livres sterling que totalisa l'appel aux dons, trente-huit mille seraient affectées à l'édification de la Royal Victoria Patriotic School. S'y ajouterait une provision de cent quarante mille livres pour son fonctionnement.
Ce qu'il advint du reste n'est pas du ressort de cette histoire. Toutefois, la soustraction de cette manne manqua au confort des pupilles de la Nation.
Deux ans après l'inauguration anticipée de Patriotic School, trois cents jeunes filles y firent leur entrée. L'une d'elles provenait des pays chauds. Née à Gibraltar, Charlotte Jane Bennett était la fille aînée du sergent John Bennett. Quand le régiment impérial de celui-ci reçut l'ordre d'embarquer pour les Antilles, femme et enfants suivirent. Charlotte Jane grandit en Amérique, de caserne en caserne, d'île en île : la Barbade, les Bermudes, Trinidad et Tobago, les Bahamas… À l'âge de cinq ans, sa peau claire ne rougissait plus au soleil. Et les taches de rousseur proliféraient sur son visage au point de lui donner le teint d'une Caribéenne. La fillette parlait plusieurs langues. Des marins l'avaient initiée aux portraits à main levée et aux croquis de paysage. Charlotte nageait aussi bien qu'une adulte, et sa jeunesse était tout en couleurs. Elle prit goût aux voyages. Même si elle pleura en laissant derrière elle son perroquet chéri lors d'une énième affectation, elle vit d'autres oiseaux, aussi somptueux.
Au début de l'année 1857, quelques mois avant la première pierre de Patriotic School, le sergent Bennett partit pour la Crimée et perdit aussitôt la vie à Sébastopol. Nantie d'aucune pension, sa veuve fut contrainte d'abandonner leurs quatre enfants.
Parmi les premières pensionnaires, Patriotic School accueillit donc Charlotte Jane et sa sœur cadette, pas vraiment orphelines et peu accoutumées à la grisaille.
Dès l'aube, elles rejoignaient leurs camarades dans la grande cour où des nonnes les houspillaient. Au petit déjeuner, pendant qu'elles récitaient les grâces, la surintendante énonçait les noms des filles ayant mouillé leur lit. Une multitude de devoirs incombait à toutes : pomper l'eau, laver leurs vêtements et les draps à la blanchisserie où la matrone leur criait dessus, repasser, préparer les repas, cultiver le jardin, nettoyer les parties communes, être en tout point obéissantes. Malgré les différences de taille des pensionnaires – les filles, admises à partir de sept ans, demeuraient dans l'institution jusqu'à leur majorité –, les dortoirs étaient meublés de lits pas plus longs que quatre pieds, et le bien-être était tout relatif.
L'hiver, une bise glaciale s'insinuait à Patriotic School. La grande cheminée du réfectoire chauffait à peine les premiers rangs. Dans les dortoirs, les jeunes filles grelottaient, les calorifères étant réservés au personnel.
Au matin du 8 janvier 1862, le cadavre de Charlotte Jane Bennett, seize ans, fut découvert dans une salle de bains. Elle y avait été enfermée à clef, punie pendant quarante-huit heures pour insolence. La première nuit, Miss Bennett put regagner son lit. La seconde soirée, on l'oublia à son sort.

Informations sur le livre