Grindadráp

Auteur : Caryl Férey
Editeur : Gallimard

«La baie entière est noire d'animaux, les bateaux qui les ont rabattus forment une masse compacte dans leur dos, infranchissable, et pour leurs sonars, effrayante ; les hommes tapent contre les coques dans un tintamarre de kermesse, s'époumonent dans des sifflets et des cornes de brume, poussant les cétacés vers le rivage, où les tueurs les attendent.»
Au milieu des cadavres de cette chasse rituelle à la baleine flotte le corps du vieux chef du Grindadrap, couvert d'étranges plaies. Les rumeurs les plus folles se propagent. Et que font sur l'île ces deux militants écologistes de Sea Shepherd, l'ennemi juré ? Se sont-ils vraiment échoués, jetés là par la tempête ? C'est une course contre la montre qui s'engage pour Soren Barentsen, capitaine de police, s'il veut éviter que la violence des éléments ne contamine les hommes. Un huis clos magistral au coeur de la nature déchaînée et des paysages magnifiques des îles Féroé.

19,00 €
Parution : Avril 2025
384 pages
Collection: Série noire
ISBN : 978-2-0730-3732-9
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La presse en parle

« Un polar écologiste furieux et envoûtant aux îles Féroé, lors d'une sanglante chasse à la baleine. TTT »
Télérama

Extrait

Des requins-bouledogues. Au moins deux. Et un tigre, dont l'aileron vient d'émerger à une centaine de mètres. J'attends sur la margelle du bateau d'études, les jumelles à la main, mais Ali n'est pas au rendez-vous. La mer est pourtant calme, d'un vert-bleu écrasé de soleil. Les squales sont loin de la côte, où d'ordinaire ils aiment chasser dans les eaux putrides déversées par les humains.
— Bizarre, me glisse Julia. On dirait qu'eux aussi attendent.
Les requins ne savent pas s'arrêter, leur métabolisme exige un mouvement perpétuel, et ces trois-là tournent en rond, aussi lentement que possible.
— Peut-être qu'ils digèrent notre capitaine.
— Très drôle.
Le sourire de Julia est crispé sous sa peau bronzée. Elle sait que les requins attaquent l'homme par accident, ou quand il entre dans leur périmètre de sécurité, que ces poissons à moitié aveugles nous confondent avec leurs proies habituelles et nous recrachent presque systématiquement tant on a un sale goût, mais les idées recuites ont la peau dure. Les bouledogues restent à distance, notre bateau ne les intéresse pas. Julia ouvre le zip de sa combinaison, on commence à crever de chaud, quand une rumeur monte du poste de pilotage. Pas besoin de sonar ou d'hydrophone pour sentir mon cœur s'emballer ; le cachalot jaillit soudain des flots, sa tête énorme se propulsant à gros bouillons blancs et bleus, avant de stabiliser sa masse à la surface, un long souffle en guise de salut.
Je reconnais Ali à ses coquillages parasites, aux cicatrices laissées par les calamars géants qu'il a appris à traquer dans les abysses, un jeune mâle de douze mètres que notre navire de recherches n'effraie pas. On suit le groupe de cachalots depuis des semaines, enregistrant leurs plongées quotidiennes, des bombes dévalant soixante mètres par seconde jusqu'à mille mètres de profondeur si besoin ; leur territoire de chasse est d'un noir total mais les échos de leurs clics, captés par toute la famille, les orientent comme un GPS. Les jeunes ne sont pas encouragés à s'éloigner du groupe mais Ali est un être curieux.
Est-ce l'apnée (à l'inverse de Julia qui plonge en bouteille, je ne produis pas de bulles), le simple désir de s'émanciper de ses congénères, l'ennui ou au contraire une chimie qui nous aimante ? Passé la période d'approche où il me jaugeait à la marge, Ali a pris l'habitude de me rejoindre en début d'après-midi, quand le pod vient se reposer à la surface. Le jeune cachalot pointe alors à quelques encablures de notre bateau, attend que j'apparaisse sur la margelle, amorce un vague mouvement lors de ma mise à l'eau avant de me laisser nager vers lui, puis on se tourne autour, dans un ballet lent, presque sensuel – nous nous évitons avec délicatesse, par tranches d'apnée de trois minutes que je peux reproduire jusqu'au bord de l'implosion.
Je ne sais pas ce que l'animal voit de moi quand son œil énorme me croise, mais ce que je vois de lui me renverse les tripes. À chaque fois. Une émotion pareille a forcément un sens.
Julia est d'accord, mais aujourd'hui le comportement d'Ali est inhabituel. Il stagne à la surface.
— Quelque chose ne va pas, dit mon équipière. Ali a l'air blessé. Ça expliquerait la présence des requins ; regarde, on dirait qu'il saigne...
— Il semblerait, oui, je dis en vérifiant dans ses jumelles. Qu'est-ce qu'on fait, on va voir ?
— OK, mais je conduis.
Déjà Julia tire le bout du canot qui clapote dans notre sillage. J'aime sa spontanéité, son visage encore un peu enfantin, sa détermination en acier trempé, sa passion pour les White Stripes. La meilleure pilote sévissant dans l'océan Indien qui, à peine grimpée à bord, m'emporte sur le petit hors-bord. Ses cheveux salés vole-dinguent dans la brise, rebondissent avec nous sur le dos des vagues, à mesure qu'elle met les gaz son regard s'agrandit de bleu, on est à l'unisson au milieu des requins. Le tigre s'est rapproché d'Ali, sondant sans doute l'état de santé du cétacé, les bouledogues zonent à distance.
Ali ne bouge pas, la tête à demi émergée, mais il m'a vu sur le canot, qui vient de stopper et dérive maintenant à une quinzaine de mètres. Ou il m'a senti. Tout près. J'attends qu'on se stabilise en pleine mer pour prendre les jumelles. Je craignais que le jeune cachalot se soit fait découper par l'hélice d'un cargo, qu'il ait été percuté, ou attaqué par des orques hauturières, mais ce n'est rien de tout ça.
— Putain…
— Quoi ?
— Il a un hameçon dans la bouche, je dis. C'est pour ça qu'il saigne.
Un mince filet s'écoule de sa mâchoire hérissée de dents, un hameçon qui le fait souffrir et surtout l'empêche de chasser – et donc de se nourrir. Un croc d'acier aux proportions de l'animal.
— C'est pour ça qu'Ali est venu, devine Julia. Pour qu'on lui enlève… Et c'est toi qu'il a choisi, Gab.
Nos regards ondulent à la surface. Comment approcher une telle bête jusqu'à toucher sa tête ? Et comment le manipuler, à vif ? Le mouvement brusque d'un cachalot est un séisme dans l'eau, qui peut me rouler vers les grands fonds. Dix mètres nous séparent encore. Je me projette déjà vers lui, l'adrénaline par-dessus la peur, mais Julia me rappelle au présent.
— Les requins : tu crois qu'ils vont te laisser faire ?
— Franchement j'en sais rien.
Julia me regarde de travers depuis le bloc-moteur.
— Ça n'a pas l'air de te traumatiser, dit-elle.
— Si, pas loin. Et je ne sais pas comment je vais pouvoir approcher Ali d'aussi près.
— Les squales sont plus rapides.
— Ce n'est pas la question.
Je ne peux pas me défiler.
Même pas en rêve.
Sauf que celui-ci ressemble plutôt à un cauchemar. Julia comprend la situation, le lien au vivant qui motive notre expédition, mon appréhension à l'idée de me mêler aux squales. Son geste d'amitié en touchant mon bras touche mon cœur, qui un instant se débine ; Julia Julia Julia, la fulgurance de ses sentiments pour moi ricoche et se perd sur les flots irisés.
— Tu fais attention, hein ?
Je lui souris crânement avant de me mettre à l'eau, conscient que j'appartiens au danger. Car j'ai beau me dire que les attaques de requins sont rares, mon côté reptilien me rappelle que l'Homme a quitté l'élément aquatique pour une bonne raison. Me focaliser sur le cachalot, sur ce qui l'a poussé à cette démarche incroyable, c'est ça ou perdre mes moyens. Les combats sont durs contre soi-même, ma pensée est confuse quand je commence à nager. Ne pas tourner le dos au tigre et aux bouledogues, avancer de manière erratique pour les déstabiliser, frapper au nez le premier qui approche.

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