La fin du Sahara

Auteur : Saïd Khatibi
Editeur : Gallimard

Algérie, septembre 1988. Dans une petite ville aux portes du désert en proie à une prolifération de criquets et à une pénurie de vivres, au bord du soulèvement, on retrouve le corps de Zakia Zaghouani, la chanteuse de l'hôtel Le Sahara. Immédiatement les soupçons se portent sur son amoureux, qui est jeté en prison. Un inspecteur de police enquête. L'avocate du principal suspect également. Famille, amis et proches témoignent et se retrouvent confrontés à leur passé. Secrets, trahisons, rancunes, mais aussi rêves et espoirs éclairent leurs liens avec la victime : chacun nourrit, pour une raison ou une autre, le désir de se venger d'elle. Alors, qui a réellement tué Zakia ? Et si, derrière le meurtre de cette femme, se cachait un secret si insoutenable qu'il pourrait déchirer toute une communauté ?

Traduction : Lotfi Nia
20,00 €
Parution : Mars 2025
Format: Poche
400 pages
Collection: Série noire
ISBN : 978-2-0730-5067-0
Fiche consultée 26 fois

La presse en parle

Dans ce roman noir polyphonique, l'ancien journaliste du quotidien El Khabar dresse le tableau d'une Algérie à la veille d'un grand bouleversement politique et social. Nous sommes en 1988 dans une petite ville aux portes du désert, en proie aux criquets. La jeunesse s'ennuie, vivote de petits boulots. Un berger trouve le corps de Zakia, chanteuse de l'hôtel Le Sahara. La police jette en prison son amoureux. À partir de ce scénario, somme toute assez classique, Saïd Khatibi laisse éclater tout son talent de conteur formidable. Avec une langue riche et enlevée, il sonde les âmes et explore le passé obscur des protagonistes. La Fin du Sahara, le commencement d'un grand écrivain. Indispensable.
FranceInfo

Extrait

9 septembre

On m'appelle Ibrahim, Braïhoum ou Briha. Ici, peu importe le nom que tu portes.
Ce matin-là, j'ai été réveillé par les braillements d'un marchand de vaisselle ambulant. J'ai marmonné une prière pour que Dieu lui colle un aphte sur la langue. Je m'étais assoupi à l'aube, après une nuit passée à visionner en diagonale les nouvelles cassettes : deux westerns, un indien et trois films pour adultes que j'avais empaquetés dans du papier journal. Pour ainsi dire une nuit blanche. Je me suis traîné dans la cuisine.
— Y a plus de café ? j'ai demandé à maman en soupirant.
— Y a de la mort-aux-rats, elle a répondu en continuant à étendre le linge dans la cour.
Maman ne mâchait pas ses mots ; ça devait être sa rage de dents qui la reprenait.
J'avais la tête lourde, je suis sorti en claquant la porte et sans relever sa volée d'insultes et de malédictions. J'avais pris un local où je louais des films et un magnétoscope, et elle s'était opposée à ce projet dès le début. C'était un commerce qui offrait un rapport effort / rentabilité qui n'était pas trop mauvais, surtout que la mairie avait transformé l'unique salle de cinéma en annexe administrative.
Quand ma mère se faisait vraiment trop insistante, je lui rappelais qu'il fallait avoir fait son service militaire pour espérer être embauché dans le secteur public, et je n'étais pas emballé à l'idée de passer vingt-quatre mois dans des casernes à l'autre bout du pays. Mon oncle Lamouri m'avait laissé entendre, un jour, qu'il pourrait essayer de me faire entrer avec lui dans l'entreprise de plastique et de caoutchouc, qui prend des vacataires. J'ai refusé. « J'ai pas grillé mes plus belles années à faire des études pour me retrouver à trimer avec des analphabètes ! » L'usine recueille tous les rebuts du système scolaire, je ne comptais pas me joindre à eux. Plutôt crever de faim ! « Tu aimes ça, gagner ta vie en commerçant d'obscénités ? » m'a souvent reproché maman, Ouenassa. Ses voisines étaient allées lui raconter que le cinéma était un monde de perversions où les femmes fument des cigarettes et sautent sur les hommes pour les embrasser sur la bouche, ce qui offusquait son sens religieux. Je ne disais rien, j'évitais la confrontation. Parfois, je lui glissais quelques pièces dans la main, qu'elle enfouissait dans son soutien-gorge. « Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille les hommes, mais ce qui en sort », depuis que j'avais entendu cette phrase, je la lui ressortais souvent.
J'ai marché un quart d'heure, passant devant le cimetière chrétien puis le marché aux légumes, avant d'arriver sur le rond-point de la Théière, ainsi nommé en référence au monument en forme de théière qui trône au milieu, et duquel n'a probablement coulé de l'eau que le jour de son inauguration. Là, je suis entré dans le café El Kheima – « la tente » – dont les murs sont couverts de photos de joueurs de foot pour flatter la clientèle. La caféine s'est infiltrée dans mes veines et m'a remis les idées en place. Au cafetier, qui passait un coup par terre, j'ai chuchoté : « Vous l'achetez où, votre café ? » Il a fait craquer ses doigts, l'air moqueur, et a répondu : « On le plante. » C'était une denrée qui avait disparu des commerces, mais on en trouvait dans des établissements comme celui-ci, un café au goût corsé, sans doute coupé aux pois chiches ou aux fèves. « Ce pays marche sur la tête », j'ai grommelé en sortant en direction du centre-ville, prenant la rue du 5-Juillet qui s'étire en ligne droite sur trois kilomètres que j'ai remontés en comptant les trous qui jonchaient mon chemin. J'ai ensuite pris à droite et je me suis retrouvé devant ma boutique, le vidéoclub La Rose des sables, ratatiné au fond d'une ruelle, ce jour-là déserte puisque les gens sombrent tous les vendredis dans une torpeur dont ils ne sortent qu'après la prière de la mi-journée.
J'ai fait brûler de l'encens et rangé les jaquettes des nouveaux films, dissimulant ceux pour adultes sous le comptoir en bois de l'entrée qui me sert de borne d'accueil. J'ai passé un coup de torchon sur la vitrine et je suis allé jeter un coup d'œil dans l'arrière-boutique, séparée du reste du magasin par un rideau et presque entièrement occupée par un sommier en fer recouvert d'un matelas dont je me servais pour les siestes, pour travailler ma guitare ou comme lieu de rencontre pour mes aventures amoureuses éphémères. À vingt-sept ans passés, les histoires à l'eau de rose, ce n'était plus mon truc. J'avais une préférence pour les histoires qui avaient une espérance de vie de papillon. Surtout, j'avais pour ambition de redonner vie à « Salma ya salama », la chanson qui a fait le tour du monde. Je l'enverrais à Alger, à l'émission radio Mawahib – « les talents » – qui passait une fois par mois, avec récompense financière à la clé pour l'interprète de la chanson élue par les auditeurs.
J'ai attrapé sous le lit un roman que je m'étais offert pour mon anniversaire (dont personne ne se souvenait plus), je l'avais acheté à un vendeur qui étalait sur le trottoir un bric-à-brac d'objets dont des tissus et des épices. J'avais considéré le titre – Le Cheik –, et le nom de l'auteure – Edith Maude Hull. Il m'avait rappelé un film, sans doute une adaptation cinéma, et j'avais souri en apercevant sur la page de garde le cachet « Bibliothèque municipale ». Il arrive qu'on tombe sur des objets qui viennent des administrations publiques quand on fait son marché – viendra le jour où on nous vendra des fonctionnaires. Le Cheik m'a tout de suite pris dans sa chaleur, dès la première phrase : « Venez-vous patronner le bal ? » J'ai été embarqué par cette histoire d'amour entre une jeune femme d'allure masculine et un cheik du grand désert. J'étais en train de lire les dernières pages du livre, quand un type avec une calvitie est entré. Il voulait louer le magnétoscope pour regarder l'enregistrement de la fête de mariage de son frère.
« Revenez demain », je lui ai fait. L'appareil était déjà loué à une jeune femme dont les bouclettes dépassaient de son voile. Au lieu de me laisser en caution sa carte d'identité, usage qui me permet quelques indiscrétions comme connaître le nom et l'adresse de mes clientes, elle m'avait tendu celle de son fiancé. Il était bientôt midi et nous étions le 9 septembre 1988. À la faveur du calme qui régnait dans la rue, j'ai repris ma lecture sans savoir que ce roman ferait de ma vie un cauchemar.

Informations sur le livre