La guerre par d'autres moyens

Auteur : Karine Tuil
Editeur : Gallimard

Un an après avoir quitté l'Élysée, Dan Lehman, ancien président de la République, n'est plus que l'ombre de lui-même. Le couple iconique qu'il formait avec l'actrice Hilda Müller n'est qu'une façade. Alcoolique, menacé par des affaires judiciaires, il tente de revenir sur la scène médiatique tandis que Hilda tient le rôle principal d'un film qui pourrait être sélectionné au festival de Cannes. Mais les fractures de leur vie privée brouillent les frontières entre drame personnel et fiction. Avec ce nouveau roman puissant, Karine Tuil sonde les mécaniques cruelles du pouvoir. Dans cette comédie humaine où l'addiction répond à la difficulté de vivre, où la jeunesse et le capital social deviennent les meilleures armes de séduction se joue une guerre clandestine, mais qui en sortira victorieux ?

19,00 €
Parution : Mars 2025
384 pages
Collection: Blanche
ISBN : 978-2-0730-7276-4
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Extrait

Le premier réflexe de Lehman au réveil, c’était de vérifier le classement de son dernier livre dans la liste des meilleures ventes ; après seulement, il avalait un anxiolytique, généralement un Xanax mais il tolérait bien aussi le Lexomil. Quand, pris d’une insomnie, il se levait pour boire, il ne résistait pas à la tentation de faire défiler sous ses yeux encore ensommeillés les titres les plus vendeurs. Les premiers, c’était toujours de la merde. Des livres pour bonnes femmes aux titres débiles, des coups marketing orchestrés par des éditeurs aux abois : Le bonheur ferme à 14 h, Vieillir c’est dans la tête, Ta deuxième vie commence à cinquante ans. Le record de ventes avait été atteint avec Ma vie sans sexe, manifeste écrit par une jolie journaliste de trente ans, qui était resté six mois entre la première et la deuxième place – à l’ère du libéralisme sexuel, l’abstinence était devenue à la mode. Lehman l’avait lu avec dégoût. Une vie sans sexe, il ne croyait pas cela possible. Ce n’était pas seulement atroce mais dangereux. Toute vie humaine se déployait entre deux espaces : la naissance et la mort ; entre les deux, seul le sexe offrait une alternative crédible au suicide.

Lehman constatait parfois avec une joie rageuse qu’il avait gagné quelques places ; il lui était même arrivé de dépasser Marc Levy. Mais la plupart du temps, il en perdait : – 5, – 16, – 56 – chaque matin, le suspense était insoutenable –, l’objectif étant de ne pas dépasser la barre des 100 car alors, socialement, vous étiez mort.

Ce matin-là, son livre – une biographie intime et romancée de Karl Marx – oscillait entre la 95e et la 99e place. Il s’intitulait L’amour et la lutte ! – c’était un mauvais choix, un titre médiocre, hystérisé par ce point d’exclamation ; lui aurait voulu l’appeler Les eaux glacées du calcul égoïste, mais son éditeur avait dit qu’il fallait un titre grand public si on voulait viser large. Son précédent livre – L’élan – avait figuré pendant quinze semaines parmi les cinq premières places dans la catégorie essais ; mais c’était juste avant son élection à la présidence de la République, il y avait alors des milliers de militants venus des quatre coins de la France pour scander son nom dans des salles de meeting surchauffées, des supporters prêts à débourser vingt euros pour lire cet ambitieux récit national dont il n’avait pas écrit une ligne.

Depuis qu’il avait échoué à être réélu un an plus tôt, après cinq années d’un mandat chaotique, « le président Dan Lehman », comme il aimait être appelé – bien que tout le monde le surnommât « Lehman » –, se consacrait à l’éducation de sa fille, Anna, trois ans, qu’il avait eue, à soixante et un ans, avec sa seconde épouse, l’actrice allemande Hilda Müller, et à la promotion de ce livre, pour lequel il se targuait d’avoir négocié des droits d’auteur à 30 % au lieu des 10 % ou 12 % classiquement lâchés par les éditeurs – sur la chaîne du livre, regrettait-il, les derniers à vivre de leur travail, c’étaient les auteurs. Lehman détestait les éditeurs parisiens, ces commerçants qui se vantaient d’être de gauche mais baisaient les auteurs à coups d’à-valoir minables et de pourcentages dérisoires, qui exigeaient d’eux la moitié de leurs droits audiovisuels et les envoyaient sur les plateaux télévisés et les salons littéraires faire les putes sans autre dédommagement qu’un taxi prépayé aller-retour. Cette racaille, il ne la fréquentait que par obligation : la morgue de cette caste, la condescendance avec laquelle les éditeurs s’adressaient à lui comme s’il était inculte, le rapport hypocrite qu’ils entretenaient avec l’argent lui donnaient envie d’agiter sous leur nez toutes les daubes qu’ils publiaient pour engranger ce fric qu’ils méprisaient, par ailleurs, quand il était réclamé par les auteurs, son précédent éditeur surtout, qui avait osé exiger quelques jours à peine après sa défaite le remboursement de l’à-valoir que Lehman avait perçu pour un texte provisoirement intitulé L’avenir nous appartient – le livre n’était plus d’actualité puisqu’il n’en avait aucun. Que percevaient-ils de la réalité de la France, eux dont le périmètre d’action ne dépassait pas le VIe arrondissement ?

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