La nuit au coeur

Auteur : Nathacha Appanah
Editeur : Gallimard
Sélection Rue des Livres

«De ces nuits et de ces vies, de ces femmes qui courent, de ces coeurs qui luttent, de ces instants qui sont si accablants qu'ils ne rentrent pas dans la mesure du temps, il a fallu faire quelque chose. Il y a l'impossibilité de la vérité entière à chaque page mais la quête désespérée d'une justesse au plus près de la vie, de la nuit, du coeur, du corps, de l'esprit. De ces trois femmes, il a fallu commencer par la première, celle qui vient d'avoir vingt-cinq ans quand elle court et qui est la seule à être encore en vie aujourd'hui.
Cette femme, c'est moi. » La nuit au coeur entrelace trois histoires de femmes victimes de la violence de leur compagnon. Sur le fil entre force et humilité, Nathacha Appanah scrute l'énigme insupportable du féminicide conjugal, quand la nuit noire prend la place de l'amour.

19,00 €
Parution : Août 2025
288 pages
Collection: Blanche
ISBN : 978-2-0730-8002-8
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La presse en parle

L’écrivaine mauricienne utilise la littérature pour transmettre une expérience douloureusement réelle. La Nuit au cœur entrelace trois histoires de femmes victimes de la violence de leur compagnon —dont elle est aujourd’hui la seule survivante. L’autrice de Tropique de la violence (2016) poursuit, dans ce livre prégnant, sa patiente observation des rapports de domination, mais l’usage du « je » marque une rupture, une exploration inédite du passé qui ouvre un autre espace littéraire, plus sensible, moins certain.
C.Ma. Télérama

Extrait

Ils ne sont pas entièrement mauvais.
S’il existait une manière de les presser pour en extraire un jus, ce jus ne serait pas tout à fait imbuvable, non, parfois sous son amertume empoisonnée il y aurait un arrière-goût de douceur. S’il existait une manière de les passer entre deux rouleaux compresseurs pour qu’ils se transforment en feuilles plates, ces feuilles ne seraient pas totalement opaques et inquiétantes comme le fond des mers, non, elles auraient ici et là des transparences et des veines fines qui leur donneraient un semblant de vulnérabilité. S’il existait une manière de les broyer en fine poussière, cette poussière ne serait pas complètement toxique, non, certaines particules flotteraient dans les rais du soleil et à les regarder, on pourrait croire à un ballet innocent.

MB est maçon. Il est né en Algérie, près d’un petit port où les barques déchargent des sardines par palanquées. Au soleil, dans leur filet, les poissons brillent et bougent tel un seul morceau de métal en fusion. MB est le benjamin d’une fratrie nombreuse et cette position le place sous la protection et l’indulgence de tous ses aînés. On lui a raconté qu’il était un très bel enfant. Ses cheveux étaient longs et soyeux, son visage pareil à celui d’un chérubin. Il suscitait l’envie et la jalousie de ses petits camarades. MB adore sa mère, une femme courage qui le gâte et l’incite à être sérieux à l’école, à bien obéir, à entreprendre de longues études. Elle lui confie combien elle était douée, elle, à l’école mais que faire, elle n’est pas née à la bonne époque ni dans le bon pays. Elle respecte et subit les traditions patriarcales – le mariage arrangé, l’arrêt net de sa scolarisation, la naissance de huit enfants à un rythme régulier, la soumission à un mari autoritaire, parfois violent et souvent alcoolisé. Malgré tout l’amour et le respect qu’il porte à sa mère, MB n’écoute pas ses conseils et abandonne l’école à quatorze ans. Peut-être qu’il veut se dégager du joug familial, être indépendant, faire comme ses frères aînés qui travaillent déjà. Près de la plage et du port de sa commune natale, il commence à vendre des cacahuètes, des cigarettes et parfois des sardines, à l’embarcadère. Dans ces années où il a encore un corps d’adolescent et une allure insouciante, ça s’appelle se débrouiller. MB flirte un peu avec les filles, mais il n’y a rien de bien sérieux. À vingt-trois ans, il quitte son pays natal et rejoint la France où certains membres de sa famille se sont installés. Il trouve du travail comme manœuvre dans le bâtiment. Les journées sont longues et rudes. Il prépare le mortier, il découpe le bois, il transporte le matériel, il nettoie, il apprend un vrai métier. Il obéit. Il est prêt à faire ces choses-là, il ne rechigne pas devant le travail. Fais ceci, va là-bas, ramène ceci, rapporte cela. Son corps entier travaille, s’épaissit, se muscle, s’affirme, se professionnalise. Quand il devient maçon, il est fier. Il peut à son tour montrer aux jeunes manœuvres comment réaliser les jointures, installer des éléments de ferraillage, couler un petit ouvrage en béton. Il explique, il houspille comme lui-même a été houspillé. Il dit : Fais ceci, va là-bas, ramène ceci, rapporte cela. Les samedis matin, MB se réveille courbaturé et heureux d’avoir travaillé sans relâche de l’aube jusqu’au crépuscule pendant les cinq premiers jours de la semaine, d’avoir fait de son existence quelque chose d’utile, d’avoir un CDI dans une entreprise importante du bâtiment, de gagner sa vie sans rien devoir à qui que ce soit. Ce n’est pas rien ce sentiment, c’est peut-être celui qui lui fait se sentir enfin un homme, comme son père, comme ses frères. MB a un début de calvitie qu’il essaie de camoufler en coupant ses cheveux ras. Peut-être passe-t-il de temps en temps la main sur sa tête en imaginant les longs cheveux qu’il avait dans son enfance ? Il apprécie les belles chaussures bien cirées, les manteaux de laine ajustés, les lunettes de soleil à la mode, surtout celles à la forme dite aviateur. Il aime séduire, offrir des cadeaux, il sait charmer les femmes, c’est un beau parleur. Quand on lui demande de se décrire en deux mots, il choisit ceux-là : adorable et travailleur. Certains samedis soir, MB se lâche. Il fait la fête, il boit, il fume, il danse. À le voir ainsi, joyeux, libre et fier, on n’imagine pas.

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