L'inventaire des rêves
L'inventaire des rêves, c'est avant tout la naissance de quatre grandes héroïnes, quatre femmes puissantes venues d'Afrique de l'Ouest dont les destins et les rêves se croisent. Chiamaka est une rebelle qui a déçu sa famille huppée du Nigeria, car au mariage avec enfants elle préfère vivre de sa plume, sans attaches. Mais est-ce vraiment son rêve ? Sa meilleure amie Zikora, qui a toujours voulu être mère, réussit à trouver le parfait alter ego, mais sera-t-il à la hauteur ? Quant à Omelogor, cousine de la première, femme d'affaires brillante, elle rêve de combattre les injustices faites aux femmes et plaque tout pour reprendre des études aux États-Unis. Et puis il y a Kadiatou, domestique adorée de Chiamaka, fine cuisinière et tresseuse hors pair. Son rêve américain se réalise quand un hôtel de luxe l'embauche comme femme de chambre, pour le meilleur et surtout pour le pire. Les rêves des femmes seraient-ils plus difficiles à atteindre ? Dix ans après le succès planétaire d'Americanah, la grande Adichie signe un magnifique nouveau roman, ample et saisissant. En mêlant avec brio sujets profonds et frivolité, drames et douceur, L'inventaire des rêves bouleverse autant qu'il amuse. Car si ces quatre héroïnes inoubliables aiment rêver d'amour, papoter pendant des heures, partager plats savoureux et plaisanteries, elles sont aussi et avant tout des femmes noires qui, chacune à sa manière, doivent questionner l'impact qu'a leur couleur de peau sur leur parcours, et sur le regard des autres.
Extrait
J’ai toujours rêvé d’être connue, telle que je suis vraiment, par un autre être humain. Parfois nous vivons durant des années avec des désirs intenses que nous ne pouvons nommer. Jusqu’au jour où une fissure apparaît dans le ciel, s’élargit et nous révèle à nous-mêmes, comme le fit la pandémie, car ce fut pendant le confinement que j’entrepris de passer ma vie au crible et de nommer des choses restées longtemps innommées. Au début, je me jurai de profiter autant que possible de cette séquestration collective : puisque je n’avais d’autre choix que de rester enfermée chez moi, j’appliquerais au quotidien de l’huile sur mes tempes dégarnies, je boirais huit grands verres d’eau par jour, me servirais du tapis de course, ferais de longues nuits voluptueuses et me tamponnerais la peau avec de riches sérums. J’écrirais de nouveaux récits de voyage à partir de vieux carnets mis de côté et, si le confinement se prolongeait, je rassemblerais peut-être suffisamment de matière pour enfin composer un livre. Mais, au bout de quelques jours, je vrillais déjà dans un puits sans fond. Les mots et les mises en garde tourbillonnaient, virevoltaient dans mon esprit, et il me semblait que tous les progrès de l’humanité reculaient à vive allure pour atteindre un stade ancien de désordre qui aurait dû ne plus exister à présent. Ne vous touchez pas le visage ; lavez-vous les mains ; ne sortez pas de chez vous ; vaporisez du désinfectant ; lavez-vous les mains ; ne sortez pas de chez vous ; ne vous touchez pas le visage. Me laver le visage revenait-il à le toucher ? J’utilisais toujours un gant de toilette, mais un matin la paume de ma main effleura ma joue et je me figeai, laissant le robinet couler. Ce ne pouvait pas être bien grave, puisque je ne sortais jamais, mais qu’entendait-on par « ne vous touchez pas le visage » et « lavez-vous les mains » alors que personne ne savait comment tout avait commencé, quand cela se terminerait, ni même de quoi il s’agissait précisément ? Le matin, je me réveillais assaillie par l’angoisse, mon cœur s’emballant sans ma permission, et parfois je pressais la main contre ma poitrine et la gardais dans cette position. J’étais seule dans ma maison du Maryland, enveloppée dans le silence de la banlieue, les rues inquiétantes bordées d’arbres, qui semblaient eux-mêmes apaisés par le calme ambiant. Aucune voiture ne passait. En regardant dehors, je vis une harde de cerfs qui traversaient à longues foulées la pelouse devant la maison. Peut-être une dizaine, voire une quinzaine – rien à voir avec le cerf solitaire que j’apercevais de temps à autre, mastiquant timidement de l’herbe. J’avais peur de ces animaux, de leur audace inhabituelle, comme si mon univers était sur le point d’être envahi non seulement par des cerfs mais aussi par d’autres créatures inconcevables tapies dans l’ombre. Parfois je mangeais à peine, entrant sans but dans le cellier pour y grignoter des biscuits salés, et d’autres fois je sortais du congélateur des sachets oubliés de légumes et cuisinais un plat de haricots épicés qui me rappelait mon enfance. Les journées informes se confondaient et j’avais la sensation que le temps se repliait sur lui-même. J’avais des douleurs lancinantes dans les articulations, dans les muscles du dos, de part et d’autre du cou, comme si mon corps savait trop bien que nous ne sommes pas faits pour vivre ainsi. Je n’écrivais pas car je n’y arrivais pas. Je ne mettais jamais en marche le tapis de course. Pendant les appels Zoom, chacune de nos voix se répercutait, atteignant les autres sans les toucher, la distance entre nous tous se creusant toujours davantage.
Un après-midi, ma meilleure amie, Zikora, qui vivait non loin, à Washington, m’appela et m’apprit qu’elle était au Walmart pour acheter du papier toilette.
« Tu es sortie ! m’exclamai-je, hurlant presque.
— Je porte deux masques superposés et des gants, dit-elle. La police supervise la file pour le papier toilette, tu te rends compte ? » Zikora poursuivit en igbo : « Les gens se crient dessus. J’ai très peur que l’un d’eux finisse par sortir une arme. Le Blanc qui fait la queue devant moi est louche ; il est arrivé dans un camion énorme et il porte une casquette rouge. »
Nous ne parlions jamais un igbo pur – des mots anglais venaient forcément parsemer nos phrases –, mais cette fois Zikora, vigilante, se débarrassait de l’anglais au cas où des inconnus l’entendraient, et sa voix manquait donc de naturel, comme dans un mauvais drame télévisé sur l’époque précoloniale. Un homme qui conduisait un gros véhicule et portait une casquette couleur de sang. Je me mis à rire, elle m’imita, et je me sentis brièvement libérée, revivifiée.
« Franchement, Zikor, tu n’aurais pas dû sortir.
— Mais nous avons besoin de papier toilette.
— À mon avis, il est grand temps que nous commencions à nous laver les fesses », dis-je et, une seconde plus tard, Zikora et moi lancions à l’unisson : « Vous n’êtes pas propres ! »
Au fil des années, j’avais si souvent raconté cette histoire à propos d’Abdul, notre gardien à Enugu – le svelte Abdul dans sa longue djellaba, se dirigeant un soir vers les latrines à l’arrière de la maison, avec à la main sa bouilloire en plastique remplie d’eau, qui s’était retourné pour me dire calmement : « Vous autres, chrétiens, vous utilisez du papier après avoir fait vos besoins. Vous n’êtes pas propres. »
