Loin en amont du ciel
La fin de la guerre de Sécession vient d'être signée. Une bande de pillards commandés par Captain Sangre de Cristo et une sorcière sanguinaire surnommée Mother débarquent dans la vallée d'Ozark, en Arkansas. Ils s'installent dans la ferme des McEwen, massacrant les parents et la plus jeune des quatre filles de la famille, avant de poursuivre leur chevauchée meurtrière. Les trois soeurs survivantes n'auront de cesse de traquer cette horde pour se venger...
Extrait
Le soir éclos dans les tréfonds des collines « Aux Arcs » s'insinuait depuis peu, sans hâte, à travers les rideaux de pluie. Alors, le jour commença de décliner, palpitant dans les moires des averses en bourrasques.
Trois coups de feu claquèrent, quatre possiblement, une courte salve loin dans les crachis de pluie. Deux fusils, pour le moins.
Le cavalier eut un léger mouvement de la main de rêne d'appui, sous la toile enduite de la longue pèlerine. Les oreilles droites de sa monture réagirent brièvement. Il écouta, retenant son souffle, mais poursuivit, sans vraiment ralentir, dans cette méchante trouée pénétrée d'eau. Les fers des sabots piochaient dans les pierres roulantes.
Trois – ou quatre ? – coups de fusils. Quelque part au-delà des murs de pluie et de feuilles.
S'ils avaient été réellement tirés. Réellement entendus.
Plus détrempé qu'une soupe de pain, le cavalier n'en avançait pas moins au pas imperturbable, comme établi une bonne fois pour toutes, de sa jument alezane – la rouille sombre de sa robe flagellée par la rafale ininterrompue, en accompagnement de la crépitation sur le long cache-poussière de toile huilée.
Il avait surgi là-bas de la cataracte grise zébrée par les dorures agonisantes du soleil englouti, en haut de la côte. Une forme de spectre griffé par les striures enguirlandées de la pluie. La tête coiffée du chapeau à bords plats, déformé et gouttant, dans cet état de délavage presque uniforme, monture et imperméable.
Au pas, le cavalier descendait maintenant la légère pente raturée de ruissellements, suivant l'empreinte des ornières défoncées dans la boue et les pierres creusées par les charrettes de différentes tailles d'entraxe.
Ces marques-là au sol disaient l'existence, à plus ou moins grande proximité, d'une ou plusieurs habitations, ni indiennes sauvages ni occupées par un de ces rassemblements éphémères de Noirs errants comme on en comptait de plus en plus sur les pistes, au-devant et dehors des villes, depuis la mise en service des Bureaux des libérés implantés dans tous les États du Sud par les républicains. Quelques maisons solitaires, ou reliées par des champs entrelacés, peut-être une bourgade, une cité, derrière la masse forestière compacte, de part et d'autre du chemin, sous le ciel effondré. Regroupées probablement en hameau, en agglomération vague obscurément esquissée, au bout de ce chemin ou de quelque ramification prochaine, à la source ou au delta des traces de charrettes, chariots, carrioles et tombereaux…
À le voir descendre ainsi la pente au pas légèrement tombé de sa monture, à voir sa position avachie et rigide calée en cul de selle, le dos rond, il paraissait évident que l'homme n'était pas cavalier émérite, qu'il achevait en outre une longue route, en cette fin de journée. De son visage on ne distinguait qu'une grimace durcie dégoulinante, dans l'ouverture de la capuche serrée sous le chapeau.
En bas du dévers il poursuivit sur le bord du chemin, l'allure inchangée, ni plus ni moins vite, peut-être ce petit boitement marqué de la monture, de l'antérieur droit. Peut-être.
Après la pente, à quelques dizaines de yards, les murs de la forêt s'ouvrirent enfin, s'écartèrent, en même temps que la violence de la pluie parut s'atténuer, sans doute parce que la voûte des feuillages plus éclaircis en rendait le tambourinage moins furibond. Puis l'étendue de la rivière apparut en bordure du talus plongeant broussailleux, à gauche de la traverse, alors qu'à droite la rive plane s'éloignait d'une portée de voix vers la lisière écartée des bois. Bientôt toute la largeur du cours d'eau fut visible, les rides de son courant d'argent brunâtre tavelées par le final de l'averse. La rive au-delà s'enfuyait ondulante, creusant une longue succession de collines aplaties sous les coiffes forestières, ingurgitées bien vite par les brouillards filandreux répandus sur la totalité du monde, dévoreurs de tout horizon jusqu'aux tréfonds des plaines, eût-on dit, que traversaient l'Arkansas River et, encore plus loin, la Missouri River.
Le cavalier avait relevé le menton. Un observateur sur le bord de la piste eût pu davantage dégrossir l'ébauche de traits pâles et gris dessinant son visage. L'expression d'abattement en modelait principalement la physionomie. La pluie morte qui coulait du bord de son chapeau sur ses joues salies d'une barbe de plusieurs jours, gouttait des pointes affaissées de sa moustache tombée bas sur ses lèvres, ne semblait plus le déranger depuis longtemps et il ne faisait pas un geste pour empêcher les dégoulinements.