La nuit ravagée
« Ils s'étaient presque attendus à découvrir la maison abandonnée tous volets ouverts, lumières aux fenêtres, éclairant la nuit comme une attraction foraine démoniaque, prête à les happer. Mais ils la trouvèrent fidèle à elle-même, embusquée tout au fond de l'impasse, dissimulée par les ronces, semblable à ces araignées noires qui se nichent dans les crevasses des murs où elles patientent à l'affût d'une proie. » Saint-Auch, petite bourgade en périphérie de Toulouse, au début des années 1990. Au fond de l'impasse des Ormes se trouve une maison abandonnée qui depuis toujours exerce une attraction étrange sur un groupe d'adolescents du quartier. Lorsque l'un d'entre eux meurt dans de terribles circonstances, ils décident d'y entrer, sans se douter des périls auxquels ils s'exposent. Rendant hommage au roman horrifique, Jean-Baptiste Del Amo explore les rêves et les désillusions d'une époque, d'une génération et d'une classe sociale confrontées à la brutalité du monde et aux ravages du temps.
Extrait
L’adolescent leva les mains à hauteur des yeux, en observa le dos, les paumes, les baissa et parcourut du regard le lotissement alentour.
La rue était tranquille, il y flottait une odeur de pluie, les trottoirs luisants réfléchissaient la couleur crépusculaire d’un ciel purgé par l’orage.
Un chien aboyait quelque part, d’un aboiement répété qui n’en finissait pas.
Le garçon se retourna, contempla la façade de la maison dissimulée par les bosquets de ronces qui avaient envahi le jardin. Il fut soulevé par un haut-le-cœur silencieux, laissa échapper un filet de bile qui s’écoula de ses lèvres à ses pieds.
Il s’essuya la bouche d’un revers de manche, se redressa et se mit à marcher, jetant à plusieurs reprises un regard par-dessus son épaule.
Dans l’un des jardins, il vit un homme occupé à tailler les branches d’un arbre fruitier. L’homme le vit à son tour, lui adressa un large sourire, le salua d’une main. L’adolescent ne répondit pas à son geste, accéléra et se mit à courir à petites foulées. Deux enfants surgirent à vélo d’une allée et passèrent près de lui. Il bondit sur le trottoir, son souffle court se condensant dans l’air vif, s’adossa à une haie et les regarda s’éloigner.
Il se remit en marche d’un pas rapide dès qu’ils eurent tourné à l’angle de la rue.
Il parvint à un portail blanc devant lequel il s’arrêta, parut hésiter, regarda à gauche puis à droite comme pour s’assurer qu’il n’était pas suivi et repoussa le battant qui s’ouvrit sans bruit sur une allée bordée de plates-bandes rabougries par l’hiver. Il se dirigea vers la maison et sursauta lorsque la lumière automatique du porche éclaira la terrasse.
Il tâtonna dans ses poches, en tira un trousseau de clés. Il tremblait et dut soutenir son poignet droit de sa main gauche afin de déverrouiller la serrure. Sitôt que la porte pivota sur ses gonds, il s’engouffra dans la maison, referma derrière lui et tourna le verrou à double tour.
Il fit quelques pas, s’immobilisa. L’entrée plongée dans une pénombre tiède semblait agrandie par un miroir disposé au mur au-dessus d’une console, dans lequel se reflétait un salon.
— Il y a quelqu’un ?
Il n’obtint pas de réponse, passa dans la cuisine, ouvrit un des tiroirs qu’il fouilla avec empressement pour en tirer un couteau de cuisine dont il jaugea la lame. Il s’avança vers la fenêtre, tira les rideaux et guetta l’allée par l’entrebâillement.
— Maman ? Papa ? demanda-t-il.
Il se détourna de la fenêtre, entra dans le salon aux meubles bruns et massifs, tapis dans la semi-obscurité. Sur le plateau lustré d’une table se trouvait un vase contenant un bouquet de fleurs aux couleurs ternies.
Il approcha d’un escalier, posa une main sur le pilier de la rampe, leva les yeux. Le silence était tel qu’il en paraissait aqueux et le garçon pouvait entendre le sang battre à ses tympans.
Il monta l’escalier avec prudence.
À l’étage, il marqua un nouveau temps d’arrêt, observa le palier baigné d’une luminosité bleuâtre.
Dehors, le jour semblait avoir soudain décliné.
— Claire ? demanda-t-il d’une voix éteinte. Il y a quelqu’un ?
Il s’engagea dans le couloir, repoussa sur sa gauche un battant de porte qui dévoila une chambre d’adolescente. Sur le lit étaient étalés des vêtements, un animal en peluche aux oreilles élimées, relique d’une époque révolue, un sac à dos, des revues people à destination d’un public de jeunes filles, des magazines consacrés aux chevaux.
— Claire, tu es là ?
Il traversa le couloir pour entrer dans une autre chambre dont il referma et verrouilla la porte. Sur les murs étaient placardés des posters de The Clash, Metallica et Sepultura. La chambre était meublée d’un lit, d’une bibliothèque, d’un bureau enseveli sous un amoncellement d’affaires de classe, de cahiers à dessins, de canettes de soda vides et d’une paire de boots noires desquelles dépassaient des chaussettes sales.
Un dernier trait de jour s’écoulait dans la pièce par deux fenêtres qui donnaient sur l’avant de la maison. Il s’approcha de l’une d’elles pour observer l’allée.
C’est alors qu’il vit la chose.
Elle se tenait debout devant le portail, le regard levé vers lui, et elle lui souriait.
Il eut la sensation qu’une main lui enserrait le cœur et le faisait éclater comme un fruit trop mûr. Il battit en retraite dans l’ombre de la chambre, sachant qu’il était trop tard, qu’elle l’avait vu et savait précisément où le trouver.
Il se tint immobile et scruta le silence épais de la maison.
Il entendit la poignée de la porte d’entrée s’abaisser à plusieurs reprises, puis ce fut le silence de nouveau. Il suspendit son souffle, se demanda s’il était possible que la chose ait renoncé.
Mais non, il savait.
Il savait ce qu’elle était en train de faire. Elle était en train de contourner la maison pour trouver une faille, un moyen de se glisser à l’intérieur, et il passa mentalement en revue chacune des portes, chacune des fenêtres, se demandant s’il les avait bien fermées, s’il n’avait pas oublié de...
Le chuintement de l’une des baies vitrées du salon coulissant sur son rail lui répondit.
Un son strident, comme un cri animal de satisfaction, perça le silence.
Des talons plats résonnèrent sur le carrelage.
— Je suis rentrée, dit la voix de sa mère.
Le garçon tressaillit, plaqua une main sur sa bouche et se mit à pleurer sans bruit.
— Simon, je sais que tu es là.
Les talons cliquetèrent sur le carrelage en direction de l’escalier. Simon bondit vers le bureau, le poussa devant la porte, renversant une partie de ce qui y était posé.
— Je suis rentrée, dit la voix dans l’escalier. Simon, maman est là, maman est là.
Il entendit le poids de ses pas sur les marches, comprit qu’elle gagnait l’étage.
— Où te caches-tu ? demanda-t-elle quand elle eut atteint le palier. Maman est rentrée.
Ses talons martelèrent le sol avant de s’arrêter devant la chambre. Simon recula, la lame du couteau tendue devant lui, sans parvenir à maîtriser le tremblement de sa main. Son dos rencontra le mur.
Il sentit quelque chose de chaud couler le long de sa cuisse, baissa le regard et vit qu’il était en train de se pisser dessus.
La poignée s’abaissa lentement, une, deux, trois fois, puis de façon frénétique. Il entendit de petits piaulements répétés, semblables à ceux d’un animal sous l’effet de l’excitation prédatrice.
— Est-ce que tu crois que je ne sais pas ce que tu voulais faire ? siffla-t-elle d’une voix soudainement pleine de sanglots. Qu’est-ce que maman a fait au bon Dieu pour mériter mériter mériter ça ?
Il y eut un nouveau silence qui parut interminable au garçon. Il pensa qu’elle s’était peut-être désintéressée de lui.
Mais un coup assené dans la porte lui arracha un hurlement, bientôt suivi par d’autres impacts lents, sourds et répétés qui firent vibrer le battant.
Elle frappait avec quelque chose de plus charnu qu’un poing et chaque coup laissait entendre un craquement étouffé de cartilage et d’os rompus. Il comprit qu’elle cherchait à défoncer la porte en s’y fracassant le visage.
Ou ce qui lui servait de visage.
— Je suis rentrée, haleta-t-elle, les lèvres collées à l’interstice. Ouvre à maman, ouvre-moi. Maman est rentrée, rentrée rentréerentréerentrée...
