La manif
Mai 2016. Agnès et Gilles apprennent que leur fils Romain, vingt-huit ans, est dans le coma à la suite d'un «incident» en marge d'une manifestation contre la loi Travail : son pronostic vital est engagé. Alors que le préfet de police soutient qu'il a été touché par un projectile envoyé par un casseur, des vidéos circulant sur les réseaux accusent les forces de l'ordre. La famille porte plainte, une enquête est ouverte : l'affaire Romain D. devient une affaire d'État. Commence alors, pour les proches, un long combat en vue de faire reconnaître la vérité. Inspiré de faits réels, La manif raconte, du point de vue de la victime et de son entourage, les ravages causés au sein d'une famille par une violence policière injustifiée.
Extrait
Jeudi 26 mai 2016 – cap Ferret
Agnès se souvient que ce soir-là, la veille de leur départ, ils avaient décidé d’aller manger des huîtres sur le port. Et qu’au restaurant, ils s’étaient disputés.
Elle ne sait plus pourquoi. Sans doute au sujet de cette maison, que Gilles s’était soudain mis en tête qu’il fallait vendre, ou louer, tandis qu’Agnès ne voulait pas en entendre parler. Toujours est-il qu’ils étaient rentrés à pied sans échanger un mot et qu’une fois arrivés, au lieu de se vautrer devant la télévision du salon pour regarder les nouvelles, Gilles était monté sur la mezzanine qui lui servait de bureau où depuis, il faisait la tête.
La disparition de Stéphanie, quelques semaines plus tôt, l’avait changé. Gilles dormait mal, s’énervait pour un rien et voyait tout en noir. Stéphanie était morte dans son sommeil d’un arrêt cardiaque. Son compagnon l’avait trouvée inanimée à ses côtés au matin, avait appelé le SAMU – trop tard. Gilles ne s’en était toujours pas remis. Outre une amie, il avait perdu en Stéphanie une partenaire de travail, sa première lectrice. Elle était scénariste et réalisatrice comme lui, et depuis des années ils discutaient ensemble de leurs projets respectifs à tous les stades, échangeant avis et critiques, s’encourageant ou se décourageant sans aucune complaisance. Sans elle, il n’arrivait plus à écrire.
À cela s’était ajouté l’arrêt de deux projets après des mois de développement – mais c’était la routine dans ce métier –, et Gilles avait commencé à dire qu’ils n’avaient pas les moyens de posséder une maison au cap Ferret aujourd’hui, que payer l’impôt sur la fortune quand on était comme eux intermittent du spectacle et sage-femme dans le public n’avait pas de sens. Les impôts avaient englouti cette année l’intégralité de ses indemnités de chômage, c’était bien la preuve que quelque chose ne tournait pas rond – qu’ils allaient bientôt se retrouver dans la situation du célèbre paysan de l’île de Ré...
Agnès l’avait interrompu.
— Ah, je l’attendais celui-là.
Et qu’il devenait urgent, avait continué Gilles, l’âge de la retraite approchant, d’anticiper le moment où ils allaient de toute manière être obligés de vendre, au lieu de le faire en catastrophe.
Évidemment, il avait raison. Depuis qu’ils avaient acheté cette maison vingt ans auparavant à côté de celle que possédait déjà le père de Gilles, sa valeur avait plus que triplé, et continuait d’augmenter de manière tout à fait déraisonnable. Le père de Gilles, en homme d’affaires avisé, en avait tiré les conclusions et vendu la sienne trois ans plus tôt au prix fort, profitant de la culbute pour en acheter une deux fois plus grande en Bretagne, dont la valeur ne cessait de croître. Voilà ce que c’est, pensait Agnès, d’être un businessman-né. On se fait de l’argent facilement, par accident, sans y penser ou presque, c’est une seconde nature. Sauf que l’argent, Agnès, ce n’était pas son truc, et qu’elle trouvait les inquiétudes de Gilles assez indécentes au regard de ce que vivaient tant d’autres gens, ici ou ailleurs. Après tout, sauf événement improbable qui affecterait la planète entière, guerre, pandémie ou autre météorite leur tombant sur la tête, jamais, c’était certain, ni eux ni leurs enfants ne mourraient de faim.
