Une famille modèle

Auteur : Jennifer Trevelyan
Editeur : Gallimard

Alix, dix ans bientôt onze, passe les vacances d’été sur la côte avec ses parents et sa grande sœur. Derrière leur moche bungalow de location, Bob, la soixantaine ventripotente, les observe sournoisement de sa terrasse. Le chemin de la plage bordée de dunes sauvages longe un lagon peu engageant. L’ambiance chair de poule, associée aux comportements indéchiffrables des adultes, génère une tension palpable.
Son voisin Kahu entraîne Alix à la recherche de Charlotte, une ado disparue deux ans plus tôt et dont le corps n’a pas été retrouvé. Lorsqu’ils découvrent des indices troublants, les deux enfants n’en mesurent pas immédiatement la portée...
Un suspense à combustion lente dans lequel, dès le début, le lecteur anticipe le pire.

Traduit de l'anglais (Nouvelle-Zélande) par Karine Lalechère
20,00 €
Parution : 9 Octobre 2025
336 pages
Collection: Série noire
ISBN : 978-2-0730-9972-3
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Extrait

Dans la voiture qui nous emmenait à la maison de vacances, j'ai pris soin de laisser des kilomètres de banquette vide entre ma sœur et moi. Plaquée contre la portière, je regardais défiler la bordure floue des broussailles de l'autre côté de la vitre. Ma mère avait mis Queen's Greatest Hits et faisait circuler un paquet de boules de gomme. À une intersection, mon père a pilé et les bonbons se sont renversés. Quel couillon, a-t-il marmonné. Je me suis demandé s'il avait commencé à employer ce mot récemment ou si c'était moi qui commençais seulement à l'entendre, alors qu'il l'utilisait depuis des années.
Le trajet a duré deux heures environ et on s'est arrêtés deux fois : pour acheter des épis de maïs grillés et chez un brocanteur. Les deux fois, ma sœur Vanessa a choisi de rester dans la voiture. Les deux fois, j'ai donc décidé de sortir. Il faisait sombre et frais dans le magasin où ma mère a déniché une théière pour compléter sa collection.

Jusque-là, nous passions toujours nos vacances d'été dans des endroits isolés où il n'y avait ni clôtures ni marchand de fruits digne de ce nom, rien qu'un stand en libre-service au bord de la chaussée, et une boîte où les clients déposaient leur argent. C'était la préférence de ma mère. Début septembre, dès qu'on sentait l'hiver derrière nous et le printemps s'annoncer, mon père lui demandait : alors, ce sera où cette année ? Puis il allait à la voiture qui était garée au coin de la rue et, dans la pochette au dos du siège conducteur, il récupérait une carte routière de la Nouvelle-Zélande, dont mes parents s'efforçaient ensuite d'aplatir les coins cornés, tous les deux assis à la table de la salle à manger. En général, il s'agissait de l'île du Nord. Ma mère fermait les yeux et posait le doigt au hasard sur la carte. (Une année où ils se sentaient « pleins aux as », elle avait réclamé une carte de l'île du Sud.) C'était drôle, parce que son doigt atterrissait parfois au milieu de l'océan et mon père prétendait en riant qu'on allait louer un bateau. Malgré tout, la plupart du temps elle trouvait la terre ferme et, si le lieu était trop construit, s'il ressemblait trop à une ville, elle grimaçait, secouait la tête et recommençait.
Pas cette année. Mon père était bien allé chercher la carte routière dans la voiture, mais ma mère avait pris sa décision. Elle voulait un endroit avec des gens.
— Des gens ? avait demandé mon père. Quels gens ?
— N'importe. Personne en particulier.
— Des inconnus ?
— Ben oui, des gens, quoi.
Nous étions un peu interloqués. Ma mère était du genre à boycotter une plage parce qu'il y avait déjà un parasol ou un pêcheur solitaire sur un rocher. Elle fuyait une aire de pique-nique si un couple s'embrassait sur une couverture dans un coin, même éloigné. (Un soir où nous cherchions un endroit pour dîner, j'avais repéré un restaurant vide, pas une seule table occupée. Je l'avais montré à ma mère, certaine de son approbation. Elle avait secoué la tête. Pas celui-là. Mais il n'y a personne, avais-je protesté. Comme tu aimes. C'est différent pour les restaurants, avait-elle dit.)
— Pourquoi des gens ? avait insisté mon père. Pour quoi faire ?
— Oh, je n'en sais rien. J'ai envie d'essayer. Un endroit avec des gens. C'est trop demander ?
Il la taquinait, c'était évident. Tout le monde s'était tu. Elle était toute rouge.
— Tu penses à un endroit particulier ?
Ma mère avait hoché la tête et s'était approchée de la table de la salle à manger. Elle était en train de préparer le dîner et elle portait un tablier. Elle avait ôté ses bagues, sans doute parce qu'elle avait peur de les perdre dans le ragoût. Elle avait pris la carte dans ses mains poissées d'oignon puis l'avait reposée.
— Là, avait-elle dit en plantant son doigt.
Mon père considérait la zone où l'index de ma mère avait laissé une tache humide.
— C'est un coin vachement fréquenté. J'espère qu'il n'est pas trop tard pour réserver.
— Vois ce que tu peux faire. Peu importe, de toute façon, c'est une simple suggestion.
Elle était retournée à ses fourneaux en s'essuyant sur son tablier, la paume, le revers de la main et encore la paume. La fin de sa phrase nous était parvenue alors qu'elle nous tournait le dos, prononcée d'une voix légère et désinvolte, à peine audible à travers la porte ouverte de la cuisine.
— Où qu'on aille, je suis sûre que ce sera parfait, l'important, c'est qu'on soit tous les quatre.
J'avais fait pivoter la carte vers moi, curieuse. La marque laissée par ma mère avait déjà séché. Je scrutais la côte, sans trouver le coin fréquenté en question. Mon père s'était levé et il s'étirait en bâillant. J'espérais qu'il avait bien noté l'endroit où s'était posé le doigt maternel, car je ne la croyais pas un instant quand elle disait que c'était une simple suggestion. Je pensais au contraire que c'était très important.

Au terme des deux heures de route, j'ai sauté de la voiture et j'ai fait quelques pas en direction de la maison de vacances. J'avais le short qui collait à l'arrière des cuisses. Le jardin était grand, carré, plat. Aride. Ce n'était pas de la terre, mais du sable frais et fluide où s'enfonçaient les orteils. Comme un lac. Semé de hautes herbes épineuses et de petites touffes coriaces et souples qui avaient l'aspect du plastique, même si ça n'en était pas. Pas d'arbres. Pas un buisson ni une marguerite. Une palissade en bois tout autour, avec une ouverture assez grande pour le passage d'une voiture. Depuis des semaines, mon père nous répétait qu'il avait déniché la location idéale, précisément là où ma mère voulait aller. Une maison rien que pour nous. Une maison de vacances, avec un lagon d'un côté et une plage de l'autre. Mais je ne voyais ni plage ni lagon. J'ai opéré un tour complet sur moi-même dans l'herbe caoutchouteuse. La maison se trouvait au bout d'une large rue plate. Je me demandais si mon père allait se fâcher. Où était son lagon ? Où était sa plage ? Mais il déchargeait le coffre comme si de rien n'était.

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