À contre-voie

Auteur : Gertrude Walker
Editeur : Gallimard

Solitaire et sans le sou, Walter Johnson arrive dans la petite ville de Middletown un jour de pluie, sans savoir où aller... jusqu'à ce qu'il aperçoive à la fenêtre d'un immeuble une femme qui lui fait signe de s'approcher. Cette dernière, d'une beauté saisissante, lui demande d'effectuer une course en échange du repas tant espéré. Mais à son retour de l'épicerie, la belle l'accuse publiquement d'avoir tué son mari, qu'elle-même vient d'assassiner. Au lieu de se défendre, Walter prend alors la pire décision de sa vie : il s'enfuit avec la meurtrière. Ainsi commence le récit des destins croisés du malheureux Walter Johnson et de la dangereuse Elizabeth Frazer.

Traduction : Jacques Papy
14,00 €
Parution : Juin 2025
288 pages
Collection: Série noire
ISBN : 978-2-0731-0056-6
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Extrait

Lorsque le train de marchandises à destination de Minneapolis quitta la petite gare de Middletown, dans le Minnesota, il laissa derrière lui du matériel sans importance : quelques rouleaux de fil de fer barbelé, quelques caisses d'emballage, et moi. Et Dieu sait que je n'avais aucune espèce d'importance. Pour personne. Même pas pour moi.
Je ne me rendais pas à un endroit précis. En fait, si on me l'avait demandé, j'aurais été incapable de dire d'où je venais et où je me trouvais : je ne le savais pas et je me souciais fort peu de le savoir. J'étais descendu du wagon fermé parce que j'en avais assez de rouler là-dedans. Il y faisait froid, et sur le coup j'ignorais pourquoi, car je n'avais pas d'allumettes, mais, quand je sautai à terre, je constatai que j'avais voyagé dans un wagon frigorifique.
Une autre raison m'avait poussé à descendre : c'était justement le manque d'allumettes. J'avais envie de fumer, de me dérouiller et de manger un morceau : je crevais de faim. Je roulais depuis deux jours. Pas dans le même train, bien sûr.
Mais, une fois à terre, je ne me sentis guère mieux : il pleuvait et, sous la pluie, j'avais plus froid que dans le wagon frigorifique. Je me blottis le long de la voie jusqu'à entendre le dernier coup de sifflet lointain, puis je me redressai pour me dégourdir les jambes, comme je me l'étais promis. Je m'étirai avec soin mais, en jetant un coup d'œil autour de moi, je me rendis compte que je n'avais pas besoin d'exercices d'assouplissement parce que j'avais un sacré bout de chemin à parcourir pour atteindre la ville. Il y avait quasiment un kilomètre jusqu'à la petite gare un peu plus loin. Je me demandai si les semelles de mes chaussures, minces comme une feuille de papier, tiendraient le coup sur les traverses. Et puis, au diable ces chaussures ! Je me demandai si, moi, je tiendrais le coup.
Ma foi, je m'étais déjà trouvé dans pas mal de mauvaises passes. C'était la vie que j'avais choisie. Notez bien qu'on ne m'avait pas forcé à la choisir. C'était là le hic. Jamais on ne m'avait forcé à faire quoi que ce soit : c'est pourquoi je n'avais jamais rien fait. La barbe ! Il serait toujours temps de philosopher plus tard. Beaucoup plus tard. Pour l'instant, j'avais un sacré bout de chemin à parcourir, et c'était tout ce qui comptait dans mon existence.
Quand je me mis en route sur la voie en direction de la gare, la pluie redoubla. Bien sûr, c'est toujours comme ça. Et je commençai à penser à tous les chemins que j'avais pris dans ma vie. Non pas ces chemins qui vous mènent là où il faut, mais ceux qu'on est obligé de prendre parce qu'on s'est toujours retrouvé là où il ne fallait pas.
Je me rappelai ce chemin que j'avais souvent parcouru jusqu'à la porte du proviseur, que j'avais parcouru pour la dernière fois le jour où j'avais quitté l'école. Je n'avais pas quitté l'école parce que je détestais les cours ou le proviseur, non ; je détestais seulement ce chemin. C'était si loin de la salle des quatrième : il fallait suivre cet interminable couloir, longer ces toilettes malpropres, grimper cet escalier, et passer devant ces visages stupides (d'autant plus stupides qu'on se savait en faute), pour atteindre enfin cette grande porte de chêne où on lisait : mr. marquand, proviseur.
Ce jour-là, naturellement, je n'étais pas arrivé à la porte de chêne, et je n'étais jamais rentré à la maison.
Il y avait aussi un autre chemin dont je me souvenais très bien. J'étais obligé de m'en souvenir. Je ne cessais d'en payer les conséquences. Ça avait commencé à New York, dans un de ces petits bars miteux de la Huitième Avenue. D'ailleurs, c'est toujours comme ça que ça commence, dans un petit bar de ce genre. J'y étais entré bien tranquillement pour boire un verre de bière. Tout est venu de là : j'y étais entré tranquillement. Si j'étais entré en vacillant ou en trébuchant, rien ne serait arrivé. Mais j'étais entré tranquillement. Sobre. Et je me suis toujours attiré des ennuis quand j'étais sobre. On dit qu'un type a les idées claires quand il n'a pas bu : je n'y ai jamais cru. Pendant vingt ans de ma vie, je n'ai pu avoir les idées claires qu'après avoir bu. Le soir où je suis entré dans ce petit bar, c'était ma vingt et unième année, l'année sobre.

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