La collision

Auteur : Paul Gasnier
Editeur : Gallimard
Sélection Rue des Livres

En 2012, en plein centre-ville de Lyon, une femme décède brutalement, percutée par un jeune garçon en moto cross qui fait du rodéo urbain à 80km/h. Dix ans plus tard, son fils, qui n'a cessé d'être hanté par le drame, est devenu journaliste. Il observe la façon dont ce genre de catastrophe est utilisé quotidiennement pour fracturer la société et dresser une partie de l'opinion contre l'autre. Il décide de se replonger dans la complexité de cet accident, et de se lancer sur les traces du motard pour comprendre d'où il vient, quel a été son parcours et comment un tel événement a été rendu possible. En décortiquant ce drame familial, Paul Gasnier révèle deux destins qui s'écrivent en parallèle, dans la même ville, et qui s'ignorent jusqu'au jour où ils entrent violemment en collision. C'est aussi l'histoire de deux familles qui racontent chacune l'évolution du pays. Un récit en forme d'enquête littéraire qui explore la force de nos convictions quand le réel les met à mal, et les manquements collectifs qui créent l'irrémédiable.

19,00 €
Parution : Août 2025
176 pages
Collection: Blanche
ISBN : 978-2-0731-0122-8
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Extrait

Cela devait forcément arriver. Trop de gens se sentaient diminués par la simple présence de voisins qu’ils ne supportaient plus. Quelques habiles avaient surgi au bon moment, et réussi à transformer cette exaspération atmosphérique en doctrine politique.
En 2022, l’un d’eux se présenta à l’élection présidentielle française. Sa candidature fut ce que les commentateurs qualifiaient de « fait politique majeur », l’homme possédant un formidable talent pour baratter les passions sombres en un discours très efficace. Quatre mois avant l’élection, un soir de janvier 2022, il remplit le Palais des Victoires de Cannes, une enceinte sportive de quatre mille places, coincée entre l’autoroute A8 et le Luna Park.
Dans ce chaudron, il monte sur scène les bras en l’air, le corps voûté mais avec la démarche énergique de l’outsider sûr de ses forces. Depuis plusieurs semaines, ses discours dégomment la hiérarchie du dicible, et à chaque provocation succèdent les sondages et les ralliements, comme si la France était enfin mûre pour écouter ce qu’il avait à dire sur « l’ensauvagement » du pays.
Son allocution est retransmise sur les chaînes d’information en continu. Le thème du jour : la Justice, dont il décline sa vision en anaphore. « Vous attendez la justice ! Parce que vous n’en pouvez plus du laxisme judiciaire avec la racaille subventionnée. » Les tirades provoquent un orage d’applaudissements. « L’injustice, c’est d’avoir un État si fort avec les honnêtes gens et si faible avec la racaille ! » Agrippé au pupitre, il joue avec son auditoire, l’apaise quand le propos devient grave, en libère la tension quand il laisse les vivats conclure une philippique. Le genre de talent suffisamment rare pour faire basculer les indécis.
J’ai été envoyé par ma rédaction pour raconter la journée du candidat. Je suis alors journaliste dans une émission dont le regard acéré et ironique sur l’actualité est apprécié du grand public, mais honnie par une partie de l’opinion, présente à Cannes, qui lui accole les épithètes suivantes : « gauchiste », « bobo », « parisienne », « donneuse de leçons » ; forcément : « déconnectée ». Les gradins sont envahis de drapeaux français, et la salle baigne dans un son et lumière tonitruant comme on n’en voit chez aucun autre candidat. L’envoûtement que les formules suscitent balaie tous les garde-fous et vaporise ce qu’il restait de retenue. « La police ne doit plus être intimidée par la racaille. La racaille ne doit plus terroriser l’honnête homme ! » Les sentences ont été soigneusement ciselées par la compagne du candidat et quelques conseillers. « Ce sera la fin du laxisme judiciaire ! Plus d’impunité, plus d’ensauvagement. Nous voulons la paix ! » Et leur travail a payé : chaque phrase électrise les militants. « Nous voulons la sécurité. Nous voulons la tranquillité. Nous voulons la justice pour les Français innocents ! »
Soudain, le public exulte en scandant : « Ça suffit, ça suffit, ça suffit, ça suffit ! » Le discours s’interrompt, et l’air vibre au rythme des pieds qui tapent sur les gradins branlants. La soirée atteint son point d’orgue. Il se situe là, dans cette série de « Ça suffit », qui parachève la symphonie de la diatribe. L’ambiance est assurée par une foule de jeunes qui ont les cheveux coupés ras au-dessus des oreilles, et brandissent des drapeaux tricolores. Un petit groupe, qui n’a rien raté de l’arrivée de mon équipe dans la salle, nous siffle et nous jette des pop-corn. « Cassez-vous, cassez-vous, cassez-vous ! » Les insultes des militants d’extrême droite, les journalistes y sont habitués. Souvent ils en jouissent, même s’ils ne l’admettent jamais : cette impression d’être du bon côté de l’Histoire, qui leur offre l’occasion de se draper dans la toge de l’offensé. Les regards nous narguent, nous les déconnectés, les hors-sol, forcés d’écouter la harangue dans le carré presse. Sans doute s’amusent-ils de voir ces jeunes reporters débarqués de Paris, rendus aveugles au réel par un trop-plein d’angélisme. Ils doivent ironiser sur notre refus de voir cette société qui, incontestablement, se délite par trop de mixité, qui se couvre de kebabs, de prénoms d’ailleurs, et de quartiers à éviter.

Dans cette fièvre, un mot agit comme un puissant désinhibiteur : « racaille ». Le mot interdit, que si peu de responsables politiques ont osé prononcer. Il est enfin répété, assumé, jeté à la face des médias dans un sourire libérateur. Un mot qui ne veut rien dire, mais dont on comprend parfaitement qui il désigne, un mot de passe complice que l’on glisse dans les conversations pour se reconnaître entre semblables. Sur scène, la violence verbale prétend n’être qu’une réponse à la violence délinquante. Une brutalité qui travestit la colère en conviction et le ressentiment en intransigeance.
« Ça suffit, ça suffit, ça suffit, ça suffit ! »
Ces mots surpuissants, ces appels au sursaut, sont d’une redoutable efficacité. Je le sais, parce que j’aurais pu en être le meilleur réceptacle, si l’on ne m’avait pas appris à en détecter les receleurs. Tout le monde l’ignore, surtout ceux qui me jettent des pop-corn, mais j’aurais pu m’approprier l’un de ces « Ça suffit ». Mon passé m’y autorise. Car au milieu des sifflets et des hurlements de hooligans, l’homme sur scène offre la traduction politique d’une colère qui m’habite depuis des années, et qui me propulse au cœur de la guerre culturelle qui corrode le pays. Une colère à induction lente, née d’un homicide routier qui a brisé ma vie quand j’avais vingt et un ans. Une collision survenue dix ans plus tôt, une après-midi de juin, dans une rue tranquille du centre-ville de Lyon.

Le 6 juin 2012, à 17 h 13 précisément (selon l’horloge intégrée aux caméras de surveillance municipales), Saïd, dix-huit ans, qui est alors délinquant récidiviste, remontait une rue étroite des pentes du quartier de la Croix-Rousse, en roue arrière sur une moto cross lancée à 80 km/h. Après quelques mètres, il en perdait le contrôle. La roue avant percuta en pleine tête une femme de cinquante-quatre ans, qui pédalait devant lui à vélo. Cette femme, c’était ma mère. L’hôpital Lyon Sud de Pierre-Bénite la déclara décédée une semaine plus tard.

Ce livre est le récit de cette collision, qui n’est ni un accident ni un meurtre. Une histoire française du début du XXIe siècle, où deux destins parallèles voués à s’ignorer se sont percutés, dans un pays éclaté et malade.

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