Factrice, triste factrice
Que peuvent bien contenir ces lettres que l'oncle Baxter lui a demandé de distribuer et qui semblent provoquer des drames dans la vie de leurs destinataires ? Met-elle sa propre vie en danger en se faisant ainsi factrice des mystérieuses missives ? Et l'argent que Baxter lui envoie chaque fois pour sa peine, d'où vient-il ? Jennifer Hamilton, fraîchement débarquée à New York où elle est employée comme sténodactylo, est bien loin de se douter de l'imbroglio dans lequel elle vient de mettre les pieds et d'imaginer jusqu'où cette étrange histoire va la mener. Comme le note Estelle Jardon, traductrice et préfacière de cette édition : «Une redoutable love story à suspense.»
Extrait
À sept heures vingt, elle prenait l'ascenseur. Les étages mal éclairés, d'où s'échappaient des bouffées d'air rance, défilaient devant la cabine froide à l'odeur de métal. Le linoléum était éraflé à trois endroits où l'on pouvait se prendre le talon et se briser la nuque sous l'éclairage tremblotant et d'un rare bleu blafard du plafond. Dans la descente, elle essaya de se réveiller, de reprendre vie, pour affronter la journée en toute confiance parce que c'était un autre jour de cette nouvelle étape de son existence. Parce qu'elle avait Tom, qu'elle l'aimait et qu'ils étaient faits l'un pour l'autre.
Tom était là-haut, endormi. Il devait être levé maintenant, en train de faire chauffer le café et de lire le mot qu'elle lui avait laissé. Il retournerait ensuite travailler à la seconde moitié du deuxième acte de sa pièce de théâtre, dont il n'arrivait pas – mais alors vraiment pas – à venir à bout comme il le voulait.
L'ascenseur s'arrêta en grinçant au rez-de-chaussée, rendit un dernier hoquet de vieil ivrogne à la recherche de son équilibre, puis les portes s'ouvrirent. Elle sortit. Le hall était immense, vieux, défraîchi, dallé de marbre, et alors qu'elle se dirigeait vers la sortie, elle croisa M. Keeley avec son balai à franges, qui l'interpella.
— Bonjour, madame Burch.
Elle lui jeta un regard noir. Elle ne savait plus faire que ça désormais. Une sale habitude inconsidérée. Une vilenie stupide et toxique qui lui semblait devenue incontrôlable, comme un soubresaut de la paupière. Un acte réflexe. Appelez-moi Mme Burch et croisez mon regard. Au diable ce nom !
Moins d'un an auparavant, elle n'aurait envoyé personne nulle part, pensa-t-elle fugacement. Saine (nourrie au grain de l'Iowa) et pleine de vie (élevée dans la prairie du Nebraska), c'était une fille de la campagne de l'Indiana. C'est là où elle avait vécu quand son père avait délaissé les graines de soja et les canards pour du blé et des cochons, puis pour des pommes de terre et des lapins.
Au diable tout ça, aussi ! Tu es une adulte et tu ne vis plus à la campagne, chérie, mais en ville. Dans la plus grande, la plus excitante ville du…
Il y avait une lettre dans la boîte.
Comment était-ce possible, à sept heures vingt-cinq du matin ? Les facteurs dorment comme tout le monde, non ?
Elle distinguait pourtant le bord de l'enveloppe par la fente. Alors le souvenir reflua, tandis qu'une sensation fantôme d'épuisement l'envahit. Elle avait été si pressée de rentrer chez elle, hier soir, et si lasse, qu'elle s'était dit que Tom avait relevé le courrier (si tant est qu'elle y eût vraiment pensé ; elle ne s'en souvenait même pas). Et, à coup sûr, Tom avait dû penser la même chose. Si bien qu'hier soir, quand il était parti chez Sean Collins discuter de la pièce, il n'avait pas non plus pris la peine de vérifier.
J'ai le temps si je me dépêche.
Si c'est pour Tom, je la laisserai là. Je l'appellerai du bureau pour lui dire qu'il y a du courrier.
Elle farfouilla dans son sac à main parmi un fatras de factures et de produits de beauté, examina son portefeuille presque vide, replongea dans le sac à travers les boîtes de tranquillisants et d'aspirine, écartant la petite fiole qui donne la pêche tout en coupant l'appétit et les gommes à mâcher pour la nausée dans le métro. Elle finit par trouver la clé parce qu'elle était encore plus froide que le bout de ses doigts.
En ouvrant, elle sentit une vague odeur de poussière et de vieux papiers. La lettre était bien là. À l'instant même où elle aperçut l'absurde écriture penchée, son nom tracé en caractères énormes aux majuscules surchargées, elle eut envie de la flanquer à la poubelle. Non, attends d'être au coin de la rue pour t'en débarrasser.
L'oncle Bax…
M. Keeley approchait en poussant son balai devant lui comme une charrue, ou comme un escargot sur sa piste mouillée. M. Keeley, l'escargot. Celui-là même qui a presque, mais jamais tout à fait, fini de réparer les choses lorsqu'elles se cassent, se décrochent du mur ou du plafond.
— Madame Burch…
Elle ne pouvait pas faire semblant de ne pas l'entendre et l'éviter. Après tout, il lui arrivait de venir réparer quelque chose. — Je suis un peu pressée, dit-elle en souriant sans lui cacher son impatience.
— Madame Burch, c'est à propos de la chaîne hi-fi… du tourne-disque… Je suis désolé de mettre ça sur le tapis, mais on a reçu des plaintes et on menace de s'adresser à M. Walper.
Elle essaya de suivre, de donner un sens à ses paroles, mais ses pensées n'étaient que bouillie de l'oncle Bax, des horaires du métro, du bureau, du prochain paiement pour son manteau – Oh mon Dieu, pourvu que je n'oublie pas, aujourd'hui, à midi ! – et, par-dessus tout, de la pièce de Tom qui formait un gros nuage noir au-dessus de leurs têtes au meilleur de leur vie. Tout dépendait de la pièce de Tom, de son succès, parce que c'était leur seule raison de vivre désormais, qui les bouleversait et les dévorait, qui les dirigeait et les affamait…
— La chaîne hi-fi ? Mais nous n'en avons pas.
On n'en a pas les moyens.
— Eh bien, la radio alors, dit M. Keeley. Du classique, qu'on a entendu jouer fort presque toute la nuit.
— Mon mari était sorti, hier soir. Et moi, je dors.
Évidemment que je dors. En fait, non. Je me meurs.
Si je n'allais pas me coucher tôt et ne restais pas allongée au lit, inconsciente, toute la nuit, je ne pourrais pas continuer à travailler. Et que Dieu nous vienne en aide si jamais…
Elle bloqua les appréhensions de son subconscient.
— Tout ce que je dis, madame Burch, c'est qu'une espèce d'engin a joué du crincrin, une bonne partie de la nuit, dans votre appartement, et que c'était trop bruyant.
M. Keeley portait des lunettes à monture d'acier dont les verres étaient enduits de graisse ou de suie, ou des deux à la fois, ce qui lui donnait le regard flou et menaçant.
— Je vais m'en occuper, promit-elle en filant devant lui.
Elle s'en occupa pendant environ dix secondes en courant vers le métro. Tom était parti chez Sean, un bon moment après qu'elle s'était mise au lit. Elle se souvenait vaguement de lui, entrant dans la chambre, lui passant la main dans les cheveux et, après l'avoir embrassée, lui annonçant qu'il partait lire de nouvelles répliques à Sean. Elle avait acquiescé d'une sorte de gémissement, luttant pour ne pas se réveiller, et puis, après le départ de Tom, oui, du bruit s'était bien fait entendre à l'autre bout de l'appartement. Mais n'avait-il pas dit : « Je vais laisser la radio allumée pour te tenir compagnie… » ?
Non ?
Dans le métro, comme par miracle, elle put trouver une place assise, et elle se rendit compte qu'elle avait toujours la lettre de l'oncle Bax à la main. Elle la retourna et l'examina à la lumière vacillante. Elle avait été réexpédiée par deux fois, constata-t-elle, depuis la pension pour dames où elle avait d'abord séjourné à son arrivée à New York.
Pas malin de ma part d'avoir laissé une adresse où faire suivre le courrier.
L'oncle Bax lui était tombé dessus là-bas, alors qu'elle était en ville depuis une quinzaine de jours à peine. Il l'avait notamment emmenée dans un quartier extravagant nommé Greenwich Village, où il s'était mis dans un état épouvantable, avait-elle compris depuis. Il avait failli tomber devant une rame de métro et avait fait des propositions à deux filles outrageusement maquillées qui, tout à fait consentantes, l'avaient emmené chez elles.
Parfaitement, et il lui avait laissé sa boîte.
La boîte de Bax.
Elle tenta de déchiffrer le cachet de la poste, c'était Nueva quelque chose. Ça venait du Mexique ou d'Amérique latine. Ou d'Espagne. De n'importe quel coin du globe où l'oncle Bax séjournait pour l'instant, entre deux voyages.
Elle ouvrit l'enveloppe avec l'ongle du pouce, percevant le ferraillement des roues et l'éclair intermittent des stations. À première vue, la lettre contenait deux choses : une coupure de journal assez épaisse, et une feuille de bloc-notes. Elle en retira le feuillet.
Ma charmante et prude petite nièce chérie…
Ce vieux dingue ! laissa-t-elle échapper à mi-voix. Ce n'est pas vrai !
